MAURICE LIMAT

 

 

 

 

 

 

 

 

ICI FINIT LE MONDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COLLECTION « ANTICIPATION »

 

 

 

 

 

 

 

ÉDITIONS FLEUVE NOIR

 

 

PROLOGUE

 

 

        

         L’homme regardait le fleuve.

         Et ce qu’il voyait, ce qui se reflétait dans le fleuve faisait peur à l’homme.

         C’était loin, si loin, sur une planète si lointaine que les hommes des galaxies ne la connaissaient pas. Ou si peu.

         Du moins, un nombre infime d’entre eux semblaient seuls y avoir jamais posé le pied.

         L’homme, seul à présent, dernier de l’expédition et, probablement, certainement même, unique humain à vivre sur cette terre étrange, n’était pas un très beau spécimen.

         Petit et court, le visage ravagé par l’âge, les longues fatigues de la vie interstellaire, les drogues étranges que distillent certains mondes et auxquelles goûtent imprudemment les matelots des étoiles, tout cela avait fait de lui cet être au faciès recuit par mille soleils, hâlé par dix mille escales dans dix mille atmosphères différentes, fixé enfin par la lumière blafarde du néon magnétisé qui éclaire l’intérieur des astronefs et engendre une pigmentation si particulière.

         De surcroît, l’homme était bancal. Il s’était blessé lors de la dernière tentative des rescapés de l’équipage pour faire repartir leur navire désemparé. L’essai avait échoué piteusement. Les derniers survivants avaient tous été tués, sauf un.

         Lui…

         Il errait dans la nuit. Parce que c’était la nuit, ce monde fantastique obéissant aux lois ordinaires de la gravitation et tournant, en une vingtaine d’heures, offrant tour à tour une face ou l’autre aux pâles rayons d’une étoile lointaine, qui ne lui donnait jamais qu’un jour crépusculaire et fade.

         Que faire ? Sa dernière ration de ionna, ce haschich récolté sur les planètes perdues de la Galaxie 1026, il l’avait absorbée d’un seul coup, pour se donner du courage, se revigorer une dernière fois.

         Peut-être, aussi, dans l’espoir inavoué et inavouable que la dose serait trop forte, qu’il n’y résisterait pas et que ses misères finiraient dans une euphorie totale, qu’il glisserait de l’autre côté avec le sourire.

         Mais non, il n’était pas mort. Son organisme mithridatisé par une longue pratique des stupéfiants, lui jouait ce dernier tour.

         Alors, sous le ciel nocturne, il avait quitté l’astronef encore debout mais veuf de ses occupants et s’était mis en marche pour une promenade au bord du fleuve.

         Le fleuve était immense. Si large, qu’au jour désolé, on n’en voyait qu’à peine le bord. Dans la nuit, cela semblait une mer.

         Et l’homme regardait ce qui se mirait dans les eaux du fleuve. Le ciel.

         Mais était-ce bien le ciel ? Ou seulement une partie du ciel ?

         Le solitaire, bien que rendu euphorique par la drogue, gardait une lucidité surprenante, et il n’oubliait rien de la situation exceptionnelle qui demeurait la sienne.

         Il voyait, s’étalant comme un immense croissant, une partie de la voûte stellaire, ondulant doucement au rythme du courant. C’était là l’image d’un monde normal, du monde tout court, du cosmos enfin, avec des milliards de galaxies comprenant des myriades de soleils emportant dans l’éternité un nombre incalculable de planètes.

         Et, sur ces planètes elles-mêmes, les hommes, dont un seul pouvait se hisser au niveau de cet univers dont le rescapé contemplait une partie.

         Mais le croissant constellé s’interrompait net. Ensuite, bien que nul nuage ne roulât au-dessus du fleuve, on ne voyait plus rien, aucun reflet.

         L’homme n’osait lever la tête. Il ne voulait pas voir. Il savait qu’il ne fallait pas regarder. Les habitants de Hôwa-Tal, le monde le plus proche de la limite, l’avaient recommandé aux astronautes, tout en leur déconseillant d’aller là-bas. Ils y étaient venus quand même. Et ils avaient péri les uns après les autres.

         Il restait seul. Et il se demandait si le fait que tous ses camarades soient morts était imputable ou non au Grand Rayon Livide.

         Le Grand Rayon, il ne l’avait pas vu, lui, en tout cas. Mais il savait qu’il existait et qu’il se manifestait durant ce qu’il était convenu d’appeler la nuit, mais de façon intermittente, capricieuse, parfois à une cadence assez rapide et, d’autres fois, à des intervalles équivalant à des dizaines de nuits.

         Il voyait donc ce qui constituait la limite du cosmos, ou tout au moins une partie de cette limite. Et le noir était le reflet de…

         Mais non… Le reflet de rien. Cette partie noire ne correspondait absolument à rien.

         Puisque, après la limite, que pouvait-il y avoir ?

         Pourtant, d’après les légendes relatées par les vieux Hôwa-Tal et d’autres appartenant à la Galaxie 1026, c’était de ce côté-là que se manifestait le Grand Rayon Livide.

         L’homme frissonna. Cette frontière, n’était-ce pas celle séparant la vie de la mort, le cosmos de l’au-delà, le passage des âmes quittant les mondes une fois pour toutes, avant de s’engager dans l’inconnu ?

         Il frémit en pensant que, continuant à regarder le fleuve, il pourrait y voir tout à coup, sinon le Grand Rayon, tout au moins son reflet.

         Et que cela suffirait peut-être à le faire mourir.

         Cette réflexion le surprit lui-même. Quoi ? Il tenait donc encore à vivre, il ne voulait pas en finir avec l’existence alors que, quelques heures plus tôt, désespéré par la mort de son dernier compagnon, il s’était volontairement, et en connaissance de cause, bourré de ce qui restait de ionna…

         Vivre…

         Il tourna soudain les talons, s’éloigna du grand fleuve, marcha longuement à travers les landes désertes.

         Plus aucun humain, il le savait. Mais il devinait parfois les reptiles blanchâtres se coulant sous les pierres à son approche, ou les grands oiseaux blêmes qui battaient des ailes au-dessus de lui. Toute la faune, d’ailleurs réduite, condamnée à vivre loin du soleil central, était presque totalement privée de couleurs, comme la maigre végétation qui croissait encore en cette planète suprême.

         Les reptiles, il les évitait en frissonnant. Les oiseaux, il n’osait pas les regarder, parce qu’il lui aurait fallu lever la tête. Alors il aurait vu le grand croissant marquant la limite des univers et, peut-être, eût-il eu la malchance, à cet instant, de se sentir traversé par la vision fugace et spontanée du Grand Rayon Livide.

         Il marcha longuement ainsi et rejoignit ce qui avait été le camp des astronautes.

         Le petit vaisseau spatial se dressait, braqué vers le ciel, pointé en direction du croissant d’étoiles. Il eût fallu le faire partir et il serait parti, comme une flèche d’argent, au cœur de ce monde qu’il n’aurait jamais dû quitter.

         À quelques années de lumière, il y avait au moins une planète possible : Hôwa-Tal, dont les habitants n’étaient que peu évolués mais non sauvages, doux et pacifiques.

         Comment faire démarrer l’astronef avec toutes ses avaries ?

         L’homme avait ruminé cela en revenant de sa balade nocturne, pensant uniquement à cette chose : vivre. Et pour vivre, il fallait quitter la dernière planète.

         Il approchait du navire, contournant avec tristesse une ligne de petits monticules dont il avait lui-même établi le dernier et qui étaient les dernières demeures de ses malheureux compagnons, quand il vit un Syrrax.

        Comme toujours, le Syrrax paraissait légèrement luminescent dans la nuit. On ne savait trop si cette clarté émanait de son corps ou de son costume ou bien des deux. Le point n’avait jamais été éclairci.

         L’homme se méfiait des Syrrax. On ne savait même pas si c’étaient des humains comme les autres. On en avait rencontré à peu près dans toutes les planètes, habitées ou non, de la Galaxie 1026. Mais on ne savait rien d’eux, sinon ce qu’ils voulaient bien dire, car ils parlaient avec une déconcertante facilité la langue de tout humanoïde qu’ils approchaient, quel que fût son monde d’origine.

         – Zaiao ! lança le Syrrax, sur un ton aimable. C’était leur salut, l’homme le savait bien. Mais il n’avait pas envie de parler à un Syrrax. Il en avait un peu peur.

         – Tu veux retourner dans ta planète, la troisième Terre du soleil Sol, dit le Syrrax. Je le sais. Je peux te dire aussi que tu réussiras à quitter la planète, mais que tu n’iras pas jusqu’à ta planète-patrie.

         D’un ton bourru, survolté par les vapeurs de ionna, l’homme grogna :

         – Qu’est-ce que tu en sais, espèce de fantôme ?

         Le Syrrax ne se démonta pas :

         – Je te dis cela pour te rendre service, pour t’encourager. Et aussi, pour te demander, au nom de tous les Syrrax, de dire à tes frères humains d’une galaxie à l’autre, de venger les Syrrax en détruisant les Hobbals.

         L’homme haussa les épaules. Il gardait le nez baissé vers le sol, de crainte d’apercevoir le Grand Rayon Livide. Mais il s’était arrêté et il écoutait. Il connaissait l’étrange faculté des Syrrax de prédire l’avenir quand cela leur chantait.

         – Bon. Tes copains ont déjà dit cela aux miens. Faut détruire les Hobbals… que personne n’a jamais vus, à la fois pour venger ta race et protéger toutes les autres races que les Hobbals veulent réduire en esclavage. Eh bien, mon gars, si jamais je revois la Terre, comme je l’espère, je te jure que je ferai ta commission de bon cœur.

         – Je n’en doutais pas, dit gracieusement le Syrrax. Tu la feras même avant, car tu en parleras avant d’avoir atteint la Terre.

         L’homme leva le nez cette fois.

         – Tu en sais des choses…

         Le Syrrax était un bel homme. Il portait un drôle de costume, une sorte de cuirasse dorée, rutilante, avec un manteau smaragdin. Sa luminescence mettait en valeur sa bonne mine et les couleurs naturelles qui reparaissaient de façon insolite sous ce ciel qui dénaturait tout le reste.

         – Je vais t’aider, dit le Syrrax. Voilà ce que tu vas faire. Il s’agit avant tout d’arracher ton astronef à la pesanteur de la planète. Ensuite, tu pourras naviguer au moins jusqu’à Hôwa-Tal. Eh bien, utilise toute la réserve d’explosifs en gardant l’énergie atomique pour ton moteur. Ton bateau sera bien un peu abîmé, mais au point où il en est… Et tu verras, il s’envolera… et toi avec…

         Frappé, l’homme regarda le Syrrax qui souriait.

         – Tu en es sûr ?

         – Absolument. Tu n’as qu’à essayer…

         L’homme ne remercia même pas. Il bondit soudain vers l’astronef, s’y engouffra et se mit en devoir d’accumuler dans les réacteurs tout ce qu’il put trouver à bord comme charges explosives.

         Après son départ, le Syrrax avait eu un nouveau sourire, comme s’il s’adressait à d’invisibles personnages. Et plusieurs autres Syrrax, hommes et femmes, portant des costumes aussi riches, aussi riants que le sien, étaient apparus à une vingtaine de mètres de hauteur, dans l’espace, en une gracieuse théorie.

         Puis tous disparurent à la fois, y compris celui qui, au sol, avait parlé avec le dernier homme de l’équipage.

         Celui-ci avait tout préparé, mis le moteur au point. Si vraiment la déflagration le projetait au-delà de la puissance pesantorielle de la planète, il était sauvé. À condition toutefois de ne pas se diriger au-delà de la limite et, surtout, de ne pas apercevoir le Grand Rayon Livide.

         Au moment de faire jaillir l’étincelle qui allait tout déclencher, il se ravisa, courut à sa cabine, examina les photos. Il voulait s’assurer qu’elles étaient bien là.

         Des photos des Syrrax, des deux sexes, de divers âges et de toutes classes sociales. Des photos de leurs cités, de leurs machines, de leurs navires, de leurs astronefs. Des photos aussi de plusieurs étoiles et de planètes qu’on eût en vain cherché à travers l’immensité du cosmos.

         Le trésor du bord, dont il était seul détenteur désormais. Le butin de l’expédition. Une série de photos extraordinaires dont le développement les avait stupéfiés eux-mêmes. Sans compter celles offertes par les Syrrax.

         L’homme ricana :

         – Il faut que je les emmène, sinon personne ne croira jamais à l’histoire des Syrrax et des Hobbals. Ni à ces soleils envolés et à ces terres disparues…

         Il contempla un instant une des photos. Elle était si belle, celle qui était représentée, que nul homme ne pouvait la contempler sans rêver un peu.

         Puis il haussa les épaules et appuya sur un bouton, en se disant qu’après tout, le Syrrax s’était peut-être moqué de lui et qu’il ne se passerait rien du tout, que l’astronef demeurerait rivé au sol de la planète maudite.

         Mais il y eut une formidable explosion. L’astronef fut projeté dans l’espace. L’homme, étourdi un instant, hurla soudain sa joie, en prenant le gouvernail en main, et en lançant son navire en direction de Hôwa-Tal.

         Il fermait les yeux parce que, dans les écrans de contrôle, il voyait encore le croissant d’étoiles, avec cette partie noire…

         Il ne voulait pas risquer. Il avait raison. Il navigua quelques minutes de lumière ainsi puis rassuré, il ouvrit les yeux. Maintenant, il voyait des étoiles partout. Il tournait délibérément le dos à la limite.

         Heureusement pour lui, parce que, pendant qu’il serrait les paupières, le Grand Rayon Livide avait traversé cette immensité noire qu’on ne pouvait plus appeler le ciel…

        

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

        

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 

 

LES ASTROSPECTRES

        

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

        

CHAPITRE PREMIER

        

         C’était au bar des Trois-Comètes, sur Bételgeuse VI, près d’un astroport déjà un peu vétuste.

         La planète servait de relais depuis plus d’un siècle. Déserte quand elle avait été explorée pour la première fois par des Martiens, avec un climat relativement salubre, elle n’avait jamais été peuplée que par un ramassis d’aventuriers, de trafiquants, de matelots en chômage, avec les inévitables prostituées des escales mêlées à de courageuses femmes qui tenaient les dispensaires.

         Une cité préfabriquée à demi écroulée s’élevait sur un plateau sans cesse balayé par un vent froid. Pourtant, on avait préféré la construire là, le plateau servant d’aire naturelle pour les astronefs.

         Beaucoup de misère, de vice, dans cette ville des espoirs perdus. Plus d’un conquistador des étoiles y échouait, parce que c’était le terminus des lignes interstellaires venant de Bellatrix et de la Polaire, de l’Hydre et du Lion. Bételgeuse VI était fort bien placée, seule terre habitable à des dizaines et des dizaines d’années de lumière. Certains, en fin de contrat ou à bout de ressources, y demeuraient en attendant de trouver le moyen hypothétique de s’embarquer de nouveau vers leurs planètes-patries respectives.

         Souvent, ils restaient là des mois, des années. Ou ils finissaient dans les dispensaires, rongés de drogue, d’alcool ou de ces étranges maladies de l’espace que la science s’avérait impuissante à guérir.

         L’homme, comme bien d’autres, était descendu un jour d’un cosmonef arrivant de très loin, des plages de la galaxie pensaient certains. On le disait un peu fou. Il assurait qu’il possédait un trésor, mais ce trésor ne consistant qu’en un lot de photos en reliefcolor, on ne le prenait guère au sérieux. Tout portait à croire que ces photos, d’ailleurs de qualité, étaient des extraits d’un film pour quelque poste de télécosmique et c’était tout.

         Il avait tenté d’y intéresser les autorités qui l’avaient refoulé. Ensuite, il avait espéré trouver quelqu’un, parmi les gens de passage, qui voudrait bien les lui acheter un bon prix ou écouter les choses invraisemblables qu’il racontait à leur sujet.

         Toujours sans résultat.

         N’ayant plus assez d’argent pour reprendre un autre astronef et regagner sa planète-patrie, la lointaine Terre III du soleil Sol, il traînait là sa misérable vie, plus abattu, plus ravagé chaque jour.

         Il regardait avec tristesse les grands navires du ciel s’envoler majestueusement puis prendre de la vitesse et disparaître dans un tourbillon de flammes.

         Et il désespérait de repartir jamais.

         Mais puisque Bételgeuse VI était la planète du désespoir…

         On ne savait trop, maintenant, de quoi il vivait. Comme bien d’autres gars dans son cas, il devait coucher dans les vieilles bâtisses lézardées et hantées de chats ailés, de reptiles pattus, datant de l’établissement des premiers colons et depuis longtemps abandonnées.

         Il mendiait, bien que ce fût rigoureusement interdit. Il avait même, parfois, connu la prison pour tentative de vol.

         Et quand il s’enivrait, on se demandait où il avait pris l’argent nécessaire.

         Mais comme à Bételgeuse VI les gens convenables, hors les médecins, quelques vaillantes infirmières et les militaires de la base, ne demeuraient jamais que le temps d’une escale, nul n’avait longtemps porté son intérêt sur ce pauvre débris humain.

         Il devait avoir glané tout de même un peu d’argent, puisqu’il s’était risqué au bar des Trois-Comètes.

         Eggor, un type du Sextant, dur et sans trop de scrupules, n’aimait guère le voir chez lui parce qu’il ennuyait les clients en essayant de leur vendre ses photos et en leur racontant ses histoires.

         Il voulut le chasser mais l’homme montra quelques pièces. Eggor haussa les épaules. Puisqu’il pouvait payer ses consommations, il n’avait qu’à rester. Il lui recommanda seulement de ne pas importuner la clientèle et se hâta de verser à boire à un groupe de sous-officiers martiens fraîchement débarqués et qui se plaignaient de la tristesse de l’escale.

         L’homme allait, boitant terriblement. Il avait dû avoir une jambe cassée dans quelque accident spatial, ça se voyait. Il était en loques avec un faciès horriblement ridé, couleur de ces homards des mers terriennes, quand ils sont cuits. Mais il y avait encore une faible lueur d’espoir au fond de ses yeux gris.

         Deux jeunes femmes, du genre facile, riaient et fumaient avec deux aspirants venus de Bellatrix. Le quatuor faisait beaucoup de bruit autour d’un box-flugg, lointain descendant des juke-boxes de la vieille Terre où le gagnant faisait jaillir des ondes lumineuses et sonores qui donnaient une séquence de strip-tease en relief.

         L’homme écouta une minute les plaisanteries douteuses émanant de ce groupe. Mais ce qui l’intéressait, c’était celui qui rêvait, seul, à sa table.

         Un jeune homme en lequel le clochard, avec un instinct infaillible, avait reconnu un de ses coplanétriotes. S’il n’était pas né sur la Terre, il devait au moins être originaire de Vénus ou de Mars. Un beau gars, brun, avec un regard clair perdu on ne savait où, si absorbé par ses pensées que sa cigarette de faoz se consumait toute seule entre ses doigts, devant un verre de ztax auquel il n’avait pas touché.

         Le misérable jeta un regard au comptoir. Eggor plaisantait avec les Martiens, et d’ailleurs les deux filles, avec ceux de Bellatrix, le masquaient en partie.

         – Monsieur…

         Il avait parlé en spalax, le langage-code des gens de l’espace. Mais il gardait l’accent de la Terre. Le jeune homme sortit de son rêve, eut un vague sourire et le regarda sans antipathie, sans répugnance.

         – Oui ? Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

         Puis réalisant l’aspect minable de son interlocuteur, le masque douloureux qui était le sien, il porta la main à la poche de sa combinaison d’escale de nylon blindé impeccable.

         Le clochard secoua la tête.

         – Non. Pas d’aumône. Du moins, pas de vous… Vous êtes terrien, hein ?

         – Oui. Vous aussi, j’imagine… à votre accent.

         Ils laissèrent tomber le spalax et parlèrent terrien. Le jeune officier écoutait distraitement sans trop y croire les histoires du vieux marin. Il lui faisait une charité comme une autre, parce qu’il le sentait bien malheureux et que c’était un coplanétriote perdu sur cette triste planète.

         Soudain, il n’écouta plus, se leva en disant « Pardon ». Son visage s’était subitement éclairé, et il s’élançait, les mains tendues, à la rencontre de celui qui entrait dans le bar des Trois-Comètes, flanqué d’un animal invraisemblable, un chien énorme dont les membres antérieurs membraneux se repliaient sur son corps, comme ceux d’une chauve-souris géante.

         – Bruno… cher Bruno ! Enfin ! Quel bonheur de se retrouver ici !

         – Mon bon Luddy ! Quand j’ai reçu ton sidéropneu, je n’osais y croire !

         Le clochard s’était un peu retiré, interrompu dans son récit. Il soupira. Encore un qui se moquait pas mal des fameuses photos et du secret de la limite.

         Il demeura un peu à l’écart, près du box-flugg. Il semblait profiter du strip-tease des créatures jaillies de l’appareil mais, attentif, il écoutait les deux jeunes gens.

         Il avait été frappé par le nouveau venu, un gaillard aux yeux verts, au front haut, sous des cheveux bouclés coupés court. D’ailleurs, les deux filles ne s’y étaient pas trompées et leurs faces trop maquillées, empreintes du non-espoir des dévoyées, avaient réagi à son apparition. Il était de ceux qui intéressent les hommes et qui bouleversent les femmes.

         Le clochard savait maintenant que Luddy Clark était officier du service scientifique et en stage dans la cité pour quelques mois. Par hasard, un heureux hasard, son ami le chevalier Bruno Coqdor faisait escale à Bételgeuse VI, et ils s’étaient donné rendez-vous aux Trois-Comètes.

         « Des Terriens… » se disait le misérable, le cœur gros, il ne savait pas trop pourquoi.

         Deux amis terriens contents de se revoir. Mais l’un ne faisait que passer et l’autre partirait avant la fin de l’année cosmique. Alors…

         Tandis que lui…

         Coqdor caressait, en parlant à Luddy Clark, la tête de son monstre familier qui s’était couché contre sa jambe. Eggor lui avait apporté un verre de ztax. Les jeunes gens évoquaient des souvenirs communs, parlant de leurs années d’études dans divers collèges, de Paris d’abord, puis des stages à Alpha du Centaure où on formait les navigateurs spatiaux, quelle que soit leur future spécialité.

         Ils s’étaient connus à l’I.H.E.I. (Institut des Hautes Études Interplanétaires), Coqdor venant de France et Clark d’Amérique du Nord. Et c’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis trois ans, bien qu’ayant fréquemment correspondu.

         Le clochard se décida, s’approcha et, sans mot dire, jeta quelque chose sur la table, devant les deux amis.

         – C’est vrai, dit Luddy avec son bon sourire, je vous avais oublié…

         – Oh ! dit le vieux, tout le monde m’a oublié. Mais vous êtes mes coplanétriotes ; vous ne vous moquerez pas de moi comme les autres.

         Les photos en reliefcolor étaient un peu passées, et le papier jaunissait sur les bords. Des coins avaient été cassés et on voyait sur les images, très belles encore, des traces de doigts.

         Coqdor les prenait une à une :

         – Dieu du cosmos… d’où viennent ces vues ? Je ne connais aucune civilisation semblable ! Et ces magnifiques types humains ! Ces superbes athlètes ! Ces créatures merveilleuses ! Voilà un modèle de cosmonef encore jamais aperçu. Dites-moi…

         Il se tournait vers le clochard, lequel était intimidé devant la splendeur des yeux verts. Il se sentait fasciné, mais ne trouvait aucune dureté dans ce regard extraordinaire. Au contraire, une impression de bonté profonde, celle des âmes qui ne sont impitoyables qu’aux forces du mal, qui ne se détournent que des êtres mesquins et vils.

         – Vous permettez ? demandait le docteur Luddy Clark.

         Tandis que le clochard racontait pour la millième édition son histoire, à Coqdor cette fois, Luddy regardait les photos.

         Des villes, des palais, des machines inconnues et des navires de rêve. Des êtres d’un monde mystérieux… Des déesses de beauté et de grâce…

         Soudain, Coqdor, qui écoutait avec attention, quoique demeurant impassible, fut surpris par l’exclamation de Luddy :

         – Elle ! Elle ! Non ! ce n’est pas possible ! C’est elle ! Oh ! vieux marin, dites-moi… quelle est cette femme ? Celle qui figure ici…

         Luddy était soudain dans un état d’exaltation qui contrastait avec son attitude généralement rêveuse, son visage empreint de la sérénité des scientifiques.

         Le vieux matelot le regarda, avec un drôle de sourire.

         – Ah ! vous la trouvez belle ? C’est vrai… Elle devait être formidable… Ils sont d’ailleurs tous formidables, les Syrrax…

         – Les Syrrax ?

         – Oui. On ne sait pas grand-chose d’eux. Sinon que ce sont des gens étranges, qu’on arrive jamais à les toucher, bien qu’ils soient apparents comme vous et moi. Ils habitent la Galaxie 1026. Du moins, certaines planètes de la galaxie en question.

         – La Galaxie 1026, remarque Coqdor. Mais il me semble… N’est-ce pas la dernière référencée au-delà d’Andromède et des autres ?

         – Et bien plus loin encore, Monsieur. Notre astronef est sans doute le premier à l’avoir atteinte. Et nous avons calculé, alors, que c’était la toute dernière avant la limite, la grande limite au-delà de laquelle il n’y a plus de galaxies, plus rien…

         Il raconta alors l’histoire de son expédition et comment il avait connu les braves gens de Hôwa-Tal et les Syrrax supérieurs, ce qu’il savait sur le Grand Rayon Livide et la frontière cosmique, enfin ce qu’il y avait aussi à savoir sur les redoutables Hobbals.

         – Comment ? s’écria Luddy, comment peut-on aller si loin ? Même en utilisant le subespace, il faut un temps qui dépasse une vie humaine. Ce n’est pas possible.

         – Si, dit le vieux. Il faut retrouver la boussole géante qui indique le moyen de passer par le tunnel…

         – Qu’est-ce que ce charabia ? Tu te moques de nous…

         – Laisse-le parler, Luddy, dit Coqdor. C’est intéressant.

         Le matelot boiteux lui jeta un regard de reconnaissance.

         – Vous avez raison, Monsieur. Votre ami est jeune et bouillant, et la photo lui a tourné la tête… Pour revoir cette femme, il irait au bout du monde…

         Il eut un rire un peu douloureux qui ressemblait à un hoquet.

         – Eh bien… C’est justement le bout du monde…

         – Alors, dis-nous comment y parvenir ?

         Le matelot parla alors de certaine planète située dans la Galaxie 897. C’était, bien après Andromède en effet, la dernière portion de cosmos jamais atteinte. Plus loin encore, on avait repéré des mondes, mais si éloignés que nul ne s’était risqué dans les gouffres insensés séparant ces univers-îles les uns des autres.

         – Il existe, affirmait le vieux marin, une carte qui indique l’entrée du tunnel d’espace. Il y a une portion de vide absolue qui va de la 897 à la 1026, bien que cette dernière ne soit qu’un point sur les catalogues du ciel. Ce tunnel semble unique dans le cosmos, et un astronef qui s’y engage va plus vite et plus aisément que dans les manœuvres subspatiales qui sont tellement risquées. Notre astronef s’y est aventuré par pur hasard.

         – Cette carte ?…

         – Du côté de la planète Hixxi, je crois… sur la planète Hixxi même…

         Coqdor avait fait un signe à Eggor pour qu’il apportât du ztax au matelot. Le cabaretier désapprouvait ces élégants jeunes gens, mais c’étaient des clients et, après tout, il se moquait qu’ils voulussent bien perdre leur temps avec ce vieil abruti.

         Revigoré par le ztax, le matelot parla de Hixxi de 897, expliqua dans quelle chaîne de montagnes se trouvait le lac. Il fallait le survoler et, à vol d’oiseau, on découvrait un minuscule archipel, des îlots rocheux disséminés à la surface dudit lac. Or ces îlots, par un étrange caprice de la nature ou, croyait-on plus volontiers, par la volonté de quelque peuple disparu, reproduisaient rigoureusement une constellation de la 897.

         Deux îlots circulaires figuraient deux soleils. Une sorte de petit maelström se creusait entre les deux îlots. Si on reportait ce schéma dans le ciel, en partant de Hixxi, en allant vers les deux soleils, l’entrée du tunnel se trouvait proportionnellement à l’endroit indiqué par le tourbillon.

         Coqdor et Luddy Clark écoutaient avec attention.

         Luddy, survolté depuis qu’il avait vu la mystérieuse photo qu’il laissait devant lui, eût donné cher pour que le marin interstellaire eût dit la vérité, bien que cela lui parût énorme.

         Bruno Coqdor, lui, tout en caressant la tête de Râx, le pstôr apprivoisé ramené de la planète Dzo, gardait un léger sourire .

         Ses prodigieuses facultés médiumniques étaient en éveil. Pendant que le vieux parlait, il sondait son esprit et il avait l’étrange satisfaction d’y constater une sincérité absolue. Pas l’ombre de mensonge ni de mythomanie. L’homme devait dire vrai. Il était seulement tenaillé par une crainte, celle de ne pas être cru, ce qui lui était arrivé en permanence depuis qu’il était venu échouer misérablement sur Bételgeuse VI.

         En même temps, dans le cerveau subtil de Coqdor, se gravaient minutieusement tous les détails expliqués par le narrateur. Et il savait bien que Luddy, bouleversé par la vieille photo en reliefcolor, n’oublierait rien, lui non plus.

         Parce qu’il voulait retrouver la femme du bout du monde…

         – C’est vraiment le bout du monde, disait le matelot. On prend le tunnel de la 897 à la 1026, une galaxie isolée, perdue comme la Terre de Feu de la Terre vers les pôles, bien pis encore… Et la dernière planète du dernier soleil de la dernière galaxie, c’est celle d’où on peut voir le Grand Rayon Livide qui indique la porte de l’au-delà. Notre capitaine, les savants qui étaient avec lui et les camarades, tous, et moi-même, nous avons voulu oser. Ils ont péri, tous. Mais on avait connu les Syrrax, depuis quelques autres terres du système. C’est grâce à un Syrrax, qui m’a donné un conseil très simple, que j’ai pu réchapper. Je suis revenu par le même chemin. Mais à partir de 897, ça s’est gâté. Nul ne me croyait, dans le monde connu. Je voulais atteindre la Terre. J’espérais que chez moi, on m’aiderait. Maintenant, je sais bien que je finirai ici.

         Il fit un silence. Puis brusquement, il leva la tête et blêmit.

         Coqdor et Luddy Clark regardèrent, eux aussi qui entrait. Et machinalement, quelques consommateurs tournèrent la tête tandis que Eggor, qui allait lancer le traditionnel « bonjour, Monsieur » en spalax, s’étranglait.

         Le personnage était de taille moyenne, avec un faciès olivâtre, et il était hideux avec un troisième œil au milieu du front. Ce n’était pas cette particularité qui affolait les interplanétaires. Ils en avaient vu d’autres, et l’œil pinéal existait chez divers peuples, particulièrement dans la constellation du Cygne et dans les nuages de Magellan.

         Mais l’homme et son costume irradiaient bizarrement. Il portait un manteau sombre dont les plis jetaient cependant des éclairs. Et sa tenue vaguement légendaire, avec des brassards et des cuissards, et une sorte de baudrier, le tout couleur argent, émettant comme tout son être cette clarté fantomale, évoquait des temps disparus, des mondes à découvrir.

         – Mille comètes, dit Luddy, on jurerait que ce type est la projection lumineuse d’un univers disparu depuis cent millions d’années, comme les télescopes électroniques en accrochent parfois sur les ailes de la lumière.

         – Oui. Serait-ce un de tes Syrrax ? demanda Coqdor, gaiement.

         Mais Râx s’était levé tout à coup. Il sifflait rageusement et Coqdor voulut le faire taire d’une tape sur la tête.

         – La paix, Râx…

         Le nouvel arrivant avançait au centre du bar, sans se soucier d’Eggor qui lui demandait s’il voulait une table puisqu’il ne venait pas au comptoir. Les filles le regardaient avec un peu de crainte, visiblement peu soucieuses d’accorder leurs faveurs, fussent-elles tarifées, à cet homme peu amène.

        Mais l’inconnu fixait le groupe sans se soucier du pstôr qui, malgré Coqdor, semblait encore en colère.

         Coqdor, les sens en éveil, cherchait à sonder l’esprit du nouvel arrivant et éprouvait sans doute la plus grande surprise de sa vie médiumnique.

         Luddy crut entendre le matelot murmurer :

         – C’est un Hobbals…

         À ce moment, l’inconnu ferma les yeux. C’est-à-dire qu’il ferma ses yeux « normaux », ses deux yeux bilatéraux, tandis que s’ouvrait le troisième œil, le pinéal, qui était demeuré jusqu’alors paupière close.

         Une fraction de seconde, il prit un aspect cyclopéen puis tout de suite, il battit des cils et redevint apparemment normal, autant que pouvait l’être un personnage doué de trois yeux.

         Et il tourna les talons, passa la porte et disparut si vite que nul ne songea seulement à le héler.

         Mais une des filles jetait un cri aigu, un de ces cris de femme qui exprime la terreur la plus violente.

         Coqdor et Luddy Clark voyaient le matelot affalé sur la table. Ils essayèrent de le soulever.

         – Bolides et météores ! Il n’est tout de même pas mort chez moi ! s’écria Eggor, fortement ennuyé.

         Coqdor secoua la tête.

         – Hélas ! si. Mort comme foudroyé !

         Luddy s’était précipité comme un fou et était sorti à la recherche du singulier cyclope que le vieux matelot avait désigné comme étant un de ces Hobbals qui, selon les Syrrax, voulaient conquérir l’univers.

         Râx sifflait douloureusement, s’écartant du cadavre. Déjà, on avertissait la police, Eggor se pliant à la loi en vociférant contre ce vieil ivrogne venu lui faire des ennuis en mourant.

         Luddy Clark revint. Il eut un geste vague :

         – Rien. On dirait qu’il s’est volatilisé.

         Il regarda Coqdor. Ils pensaient silencieusement aux histoires invraisemblables que le malheureux leur avait racontées depuis une heure. Avait-il puisé cela dans le ztax ? Ou était-ce le suprême témoignage du seul homme revenu de la frontière du monde ?

         Mais les photos étaient là, qui corroboraient ses dires.

         Pourtant, il n’y avait aucun document sur les Hobbals et c’était dommage. Il n’en était pas moins vrai que celui qui était entré, offrait un signalement correspondant rigoureusement à celui des monstrueux ennemis des Syrrax et, paraissait-il, du cosmos tout entier. Du moins d’après le vieux marin des étoiles.

         On attendait la milice qui devait venir faire le constat.

         Coqdor était perplexe.

         Il avait voulu sonder l’esprit du Hobbals aux trois yeux. Or il n’avait rien rencontré. Ni un esprit ouvert qui se laisse complaisamment sonder et dans lequel il pouvait lire à livre ouvert ni un de ces cerveaux butés, méfiants, qui semblent avoir peur de leurs propres pensées et que nul voyant ne saurait élucider.

         Rien. Derrière l’œil triple, il n’y avait que le néant, et c’était ce qui intriguait Coqdor.

         Au loin, on entendit vrombir les héliscooters de la milice.

        

        

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

        

CHAPITRE II

        

         Le chef de patrouille était énervé. On l’avait fait venir aux Trois-Comètes pour un soi-disant crime. Or il ne trouvait que le corps du vieux clochard qu’il connaissait comme tout le monde à Bételgeuse VI. Et les premières constatations, exécutées par un spécialiste au stéthoscope électronique portatif, attestaient que le matelot était mort d’une crise cardiaque, ce qui ne surprenait personne.

         Par acquit de conscience, il avait interrogé tous les présents, depuis Eggor jusqu’aux deux entraîneuses, et aussi les hommes de Mars et de Bellatrix.

         Il avait salué le docteur Luddy Clark, qu’il connaissait et montré une certaine déférence envers Bruno Coqdor qui avait décliné sa qualité de chevalier de l’Empire terrien, respecté dans tous les mondes connus.

         Pourtant, les témoins avaient signalé l’entrée impromptue et la disparition tout aussi instantanée du cyclope. Naturellement, les miliciens avaient déjà mis en route un dispatching efficace à travers la cité. Mais, par sa radio portative, le chef de patrouille apprenait que nulle part on n’avait vu de cyclope à Bételgeuse VI.

         Il avait demandé s’il s’agissait d’un Nuage ou d’un Cygne, les deux races, bien que possédant les mêmes caractéristiques oculaires, étant par ailleurs morphologiquement très différentes.

         Les témoins étaient restés assez vagues. Coqdor et Clark, eux, avaient affirmé que l’homme aux trois yeux n’était ni Nuage ni Cygne.

         Bref, le milicien ne trouvait là qu’incohérence. Pour lui, le vieux marin, s’étant enivré une fois de plus, usé par la misère et peut-être aussi un peu la démence (c’était sa réputation dans la cité), avait succombé à une défaillance cardiaque.

         Les miliciens, le rapport terminé, enlevaient le corps du matelot aux fins d’autopsie éventuelle et de désintégration assurée. Au moment de sortir du bar, leur chef revint vers les deux Terriens.

         – Excusez-moi, Chevalier, et vous aussi docteur… Pour le dossier, je vous prie de me remettre les photos. Ces photos qu’il essayait de vendre à tout le monde en racontant je ne sais quelles histoires du bout du monde.

         Coqdor lut, avec une acuité particulière, dans le cerveau de Luddy.

         Son ami était désolé, subitement, à l’idée de se séparer du précieux cliché montrant la jeune femme inconnue qui semblait le fasciner.

         – Excusez-moi, lieutenant, dit-il, mais je veux moi-même établir un rapport précis sur cette affaire, l’homme m’ayant parlé avant de mourir. Voulez-vous me laisser libre disposition des clichés ? Bien entendu, si la milice désire en faire tirer des photocopies, je les lui remettrai en temps et en heure…

         Ce n’était peut-être pas très régulier, mais l’officier milicien n’osa s’opposer au chevalier de la Terre. Il salua, après avoir acquiescé et prit congé au grand soulagement d’Eggor qui détestait voir la milice aux Trois-Comètes.

         – Enfin, dit-il, on est débarrassé de ce vieux fou…

         Une des filles parlait de l’homme aux trois yeux assurant que son apparition annonçait de grands malheurs.

         Coqdor et Luddy n’en entendirent pas davantage. Ils avaient payé les consommations et s’éloignaient à travers les rues à peu près désertes. Il faisait nuit mais la température était relativement douce, le grand vent de Bételgeuse VI ne soufflant guère ce soir-là. Tous deux étaient très troublés et ne considéraient pas l’aventure comme banale, à l’instar du milicien qui, sans doute, n’avait jamais écouté attentivement le récit, toujours renouvelé, du rescapé du bout du monde.

         Au bout de quelques instants de marche en silence, Luddy, fébrile, demanda brusquement :

         – Ton avis, Bruno ?

         – Mon avis ? Cet homme n’était pas fou. Il venait vraiment de la frontière du monde. Je suis sûr qu’une expertise minutieuse prouvera que les clichés sont réels, non truqués, non empruntés à un film. Et l’arrivée inattendue de ce cyclope a confirmé étrangement les révélations de ce malheureux venu finir ici si misérablement.

         – Coqdor ! Coqdor ! C’est l’homme aux trois yeux qui l’a tué, n’est-ce pas ?

         – Comment l’affirmer ?

         – Toi qui a tant de pouvoir, que n’as-tu sondé son esprit pour savoir si ses intentions étaient criminelles…

         Coqdor expliqua alors qu’il avait bel et bien tenté une incursion dans le cerveau du cyclope et quelle étrange constatation il avait faite.

         – Rien ? Pourtant, il l’a tué rien qu’en le regardant !

         – Il est possible, dit doucement Coqdor, que le vieux soit simplement mort d’émotion. Défaillance du cœur, ainsi que l’a conclu le rapport des miliciens…

         – Non, non ! dit Luddy avec exaltation. Il l’a tué ! C’était un Syrrax.

         – Tu es hors de toi, Luddy. N’as-tu pas compris ce que disait ce pauvre homme ? Il s’agit non d’un de ces braves Syrrax, mais d’un Hobbals, ennemi de tous les humanoïdes du cosmos. D’ailleurs, si tu regardes les clichés, tu pourras constater, ainsi que le vieux le disait lui-même, qu’il n’y figure aucune photo de cyclope. Les Syrrax, eux, sont normaux, du moins en apparence, conclut-il après un soupir.

         Luddy s’était arrêté au milieu de la rue.

         – Dis-moi, Bruno…

         Dans le reflet d’un haut lampadaire au néon magnétisé, il vit le sourire qui venait sur le noble visage du chevalier terrien.

         – Tu veux « sa » photo, n’est-ce pas ? Sa photo à « elle » ?

         Luddy rit, un peu nerveusement.

         – Comment tricher, avec toi ? Toi qui lis dans les cerveaux… et sans doute aussi un peu dans les cœurs…

         Coqdor lui donna une grande tape sur l’épaule.

         – Voilà une bonne parole, Luddy. Oui, sans avoir besoin de te sonder beaucoup, je pense bien que la possession de cette photo ferait de toi, présentement, le plus heureux des jeunes toubibs en mission sur Bételgeuse VI. Tiens, la voilà…

         Il sortit le paquet de clichés, choisit celui qui convenait et l’offrit à son ami.

         – Ah ! si tu savais, avoua Luddy. Ce visage ! Je ne puis m’en détacher.

         Coqdor regardait, par-dessus son épaule, dans la clarté douce du néon magnétisé.

         – Il est vrai qu’elle est d’une fascinante beauté. Étranges Syrrax, qui apparaissent et disparaissent à volonté, que nul ne doit toucher et qui, à leur arrivée comme au départ, vous disent « Zaiao » en guise de bonjour et de bonsoir…

         Ils s’étaient remis en marche. De temps en temps, sous les grands arcs, Luddy sortait de nouveau le cliché et ne se lassait pas de le contempler.

         Râx courait à leurs côtés. Parfois, fatigué de poser ses membres sur le sol, il s’envolait et on le voyait autour des lampadaires, comme une immense chauve-souris. Son aspect intriguait un peu les isolés qu’on rencontrait parfois. Mais d’une planète à l’autre, il existait tant d’animaux étranges !…

         Luddy rêvait tout haut.

         – Donc… en passant par la Galaxie 897, on franchit le tunnel de vide qui équivaut à je ne sais combien de milliards d’années de lumière, et on arrive à la frontière du cosmos. Là, vivent les Hobbals et les Syrrax…

         – Et ta dulcinée, dit Coqdor avec une aimable ironie.

         – Oh ! Bruno… Si une expédition allait là-bas !…

         – Ne t’énerve pas, coupa le chevalier. Même si nous rapportons les révélations de ce pauvre malheureux, même en montrant les photos, nous ne déciderons jamais aucun empire du cosmos à risquer un astronef pour tenter pareille folie. D’ailleurs, bien que je sois sûr que cet homme ait été sincère, rien ne prouve qu’il ne fût pas dans l’erreur.

         – Mais les photos ?

         – Réelles, je n’en doute pas. Qui te prouve cependant qu’elles aient été prises au bout du monde et qu’elles émanent, soit des Syrrax, soit des cosmonautes ?

         Luddy baissait la tête en marchant. Coqdor se fit amical :

         – Tu t’illusionnes, Luddy. Parce que cette photo représente pour toi la femme idéale.

         Le jeune médecin tourna les yeux vers le chevalier et, dans les vagues reflets d’un lampadaire encore éloigné, Coqdor lut une émotion intense sur ce juvénile visage.

         – Si tu savais ! Ne te moque pas de moi ! Mais je rêve d’elle ! Celle que j’aimerai… J’ai été créé et mis au monde pour l’aimer… Celle dont les très jeunes gens commencent à rêver à seize, à dix-sept ans, c’est elle ! Oui. Cela te paraît idiot. Mais j’y crois. Rêves nocturnes nés du monde d’Hypnôs ou pensées vagabondes de l’éveil, tout nous mène vers un même idéal. Eh bien, depuis toujours, je catalyse cet idéal en un amour unique. Les traits exacts me fuyaient toujours, comme cela est normal en pareil cas… Juge de mon émotion, tout à l’heure, juste avant la mort du matelot, quand j’ai aperçu cette photo.

         Une fois de plus, il la tira de sa poche.

         – Elle ! Il n’y a aucun doute à ce sujet. L’unique ! Et qui existe vraiment !

         – Seulement, pour la rejoindre, il faut gagner l’extrémité du monde !

         – Coqdor, dit Luddy d’une voix étrange, pour la retrouver, j’irais même au-delà s’il le fallait !

         Coqdor demeura muet. Une sensation mystérieuse venait de le traverser, comme si les paroles naïves et sincères de ce scientifique évolué correspondaient à une énigmatique et bouleversante prophétie des jours à venir.

         – Il faut rentrer, Luddy. Allons nous coucher.

         Ils se serrèrent longuement la main et se quittèrent après avoir convenu d’étudier de nouveau la question dès le lendemain. On verrait, à tête reposée, s’il y avait lieu d’alerter ou non les pouvoirs galactiques sur l’existence éventuelle des Syrrax, la menace des Hobbals et la position éventuelle (mais non démontrée) de la Galaxie 1026 à l’extrémité du cosmos.

         Coqdor siffla Râx, et Luddy vit disparaître sa haute silhouette autour de laquelle tournoyaient les ailes aux lignes heurtées du monstrueux pstôr.

         Seul, il déambula un moment dans les rues de la cité avant de regagner son studio dans la partie neuve de la ville, proche de l’astrodrome.

         Le vent soufflait à peine, par exception et, l’heure étant très avancée, on ne voyait plus personne.

         Les dernières enseignes des bars s’éteignaient. Il ne devait plus y avoir d’ouvert que quelques boîtes dont la fréquentation ne tentait guère l’idéaliste qu’était Luddy Clark.

         Le jeune médecin marcha un bon moment. Tout à coup, il lui sembla qu’il était suivi. Il se retourna, ne vit rien mais, un peu plus loin, il crut discerner de nouveau l’écho de pas résonnant dans le silence de la nuit. La sensation était désagréable. On savait que Bételgeuse VI n’était pas particulièrement bien famée, avec tout un résidu humain, débris des équipages d’astronefs, remugles vivants de tous les pirates de galaxies.

         Luddy, sportif et énergique, n’avait pas peur d’une agression. Mais il gardait le désagréable souvenir de la mort du marin consécutive, selon lui, à l’entrée intempestive de l’homme aux trois yeux.

         Trois fois encore, il eût juré qu’un inconnu lui emboîtait le pas tout en demeurant invisible. Mais il ne vit rien d’anormal et rentra enfin chez lui.

         Il fuma une cigarette en regardant la photo qu’il avait calée sur son lit avec un coussin pour la contempler à l’aise.

         On comprenait qu’à plusieurs reprises, des personnages divers aient offert au matelot de lui acheter ce cliché et celui-là seul. Mais il avait toujours refusé, voulant vendre tout le lot avec son secret.

         Elle avait vingt ans, guère plus. La pureté incomparable des traits s’accompagnait d’une expression de bonté infinie, mais sans hauteur, avec cette gentillesse des très jeunes filles qui savent unir la grâce à la franchise la plus spontanée.

         L’or des cheveux, fidèlement mis en valeur par le reliefcolor, ne ressemblait à rien de connu, pas plus que le coloris de la bouche qui évoquait les cerises vermeilles des printemps incomparables de la planète-patrie, la Terre. Et surtout, la couleur des yeux, indéfinissable comme la profondeur des ciels vus d’une planète particulièrement favorisée, et ponctuée comme eux d’une poussière d’étoiles.

         Luddy rêva un moment. Mais il était tard. Il fallait se reposer. Il alla prendre une douche, passa un pantalon de pyjama, vint se jeter sur son lit sans éteindre la lumière. Il fumait une dernière cigarette tout en regardant encore la photo, placée cette fois à son chevet.

         – Zaiao, dit une voix, dans la pièce.

         Luddy était tellement dans son rêve qu’il crut rêver, suggestionné par l’idée fixe qui l’enchaînait au cliché.

         Il fallut que l’inconnue répétât gentiment le « zaiao » amical des Syrrax pour qu’il sortît de sa torpeur.

         L’homme demi-nu tressaillit tout à coup. Il tourna la tête, jeta sa cigarette d’un geste instinctif et bondit de son lit comme catapulté par une rampe de lancement de cosmonef géant.

         – Oh ! fit-il. Non ! Non ! Ce n’est pas vrai !…

         – Mais si, c’est vrai, dit la jeune femme en pur spalax, langue qu’il avait utilisée. Ne me reconnaissez-vous pas, depuis deux heures que vous passez à regarder mon image ?

         Il n’était plus seul dans la pièce. Il y avait là une très jeune femme vêtue d’une robe bizarre mais très seyante, évoquant le sari des Indes de la Terre. Dans ses plis d’un bleu chatoyant, elle dressait un corps parfait mais chaste à force de beauté. Et son visage, Luddy Clark le reconnaissait, bien qu’il ne l’eût jamais vu au naturel.

         – Vous… C’est vous !…

         – Mais oui, dit-elle. Je suis Strya, la Syrrax

         – Strya… Dit, extasié, le fils de l’Amérique terrienne.

         Soudain, il bondit, eut un geste de rage.

         – Ah ! mais je deviens idiot de croire à cela ! Je suis médecin, biologiste, diplômé de l’Institut des Hautes Études Interplanétaires. Je suis à des milliers d’années de lumière de ma planète-patrie, sur Bételgeuse VI.

         – Qui vous dit le contraire ? Tout cela vous interdit-il d’être galant avec une femme ?

         Foudroyé, Luddy la regarda, s’aperçut de sa tenue et, rougissant, saisit rapidement sa veste de pyjama qu’il se hâta de boutonner.

         Elle rit.

         – Allons, voilà que vous devenez raisonnable et réaliste. Docteur Luddy Clark, je suis heureuse de vous connaître…

         – Oh ! Mademoiselle Strya !…

         Éperdu, ne cherchant plus à raisonner en savant rationaliste, il s’élança.

         Elle cria :

         – N’avancez pas ! Ne me touchez pas, ou je disparais !…

         Il n’entendit pas et se précipita. Il ne rencontra que le vide. Strya venait de s’annihiler et le studio lui parut soudain aussi vide qu’un sépulcre.

         Il poussa un gémissement à fendre les roches les plus dures d’Aldébaran 80 qui, comme chacun sait, ont résisté jusqu’ici à toute désintégration, fût-elle atomique.

         Il demeurait accablé, la tête entre les mains, se traitant d’âne bâté, et se demandait si tout n’était pas phantasme, quand il entendit de nouveau

         « Zaiao ». Il se retourna et revit Strya debout près du lit.

         – Non… Ne bougez pas. D’ailleurs, près du lit d’un jeune homme, ce n’est pas ma place, n’est-il pas vrai ? Voulez-vous m’autoriser à m’asseoir ? Mais en promettant de ne pas me toucher ?

         Oui, oui, bafouilla Luddy, avançant un fauteuil relax.

         Elle traversa le studio, vint y prendre place en drapant habilement sa tunique et en lui adressant un sourire qui lui ouvrait le chemin des cieux.

         – Voulez-vous… un whisky ? Une cigarette ?…

         Elle secoua ses extraordinaires cheveux blonds.

         – Non. Rien de tout cela. Rien de votre monde. Oui, vous saurez plus tard… Merci, docteur Clark, de vous intéresser à moi, à nous… Vous ne le regretterez pas… Au nom du cosmos… écoutez-moi. Le vieux marin a dit vrai… Vous avez vu les clichés ? C’est réel ; il est allé jusqu’à la dernière planète existant au-delà de toutes les galaxies. Ici finit le Monde, et c’est la vérité. Il a connu les Syrrax. Il a éventé la menace des Hobbals. Mais ce soir, et c’est pour cela que je viens, un Hobbals l’a tué avec son œil trois, l’œil de mort de ces maudits. Docteur Clark ! Criez la vérité au monde ! Il faut venger les Syrrax, arrêter l’invasion des Hobbals !

         – Venger les Syrrax ?

         – Les Hobbals nous ont porté des coups mortels. Mais vous pouvez sauver le reste de l’univers.

         – Que faut-il faire ?

         – Rien de plus que ne vous a révélé le matelot. Partir pour la Galaxie 897, retrouver la boussole géante, l’archipel-carte qui indique l’entrée du tunnel intergalactique. En quelques heures, vous traverserez cent milliards d’années de lumière. Vous serez dans la 1026. Le peuple Hôwa-Tal vous indiquera la route pour la planète suprême. De là, vous pourrez agir contre les Hobbals. Face à la limite où brille le Grand Rayon Livide. Mais vous savez tout cela ! Irez-vous ?

         – Oui, s’écria Luddy, éperdu. Oui. Si je dois vous y retrouver…

         Elle eut un sourire un peu triste.

         – Si vous vous y rendez, il y a beaucoup de chances, en effet, pour que nous nous y rencontrions.

         Luddy passa une main tremblante sur son front baigné de sueur.

         – Mais après tout… pourquoi ce voyage fantastique ? Puisque vous êtes là avec moi… près de moi… et que je vous…

         – Chut ! dit-elle, vous ne me connaissez pas…

         – Moi ? cria, éperdu, le jeune Terrien. Je vous aime depuis l’éternité.

         – En tout cas, dit-elle avec une expression qui enregistrait favorablement cette déclaration émouvante, il est nécessaire de venger les Syrrax et d’entraver l’action des Hobbals. Et moi, je dois retourner aux frontières. Venez avec des croiseurs, des armes… Ils menacent l’univers, je vous l’assure. Non, n’approchez pas, ne me touchez pas…

         Luddy s’était jeté à genoux.

         – Je ferai tout, je vous le jure. Je déciderai les empires. J’irai là-bas avec une armada…

         Elle lui tendit la main en un geste exquis. Lui, sur les genoux, devant elle, avança instinctivement le visage pour lui baiser le bout des doigts.

         Il ne rencontra rien et le baiser se perdit dans le vide.

         – Zaiao, entendit-il encore.

         Il n’y avait plus personne dans le fauteuil relax. Strya avait disparu cette fois définitivement. Mais sa photo trônait toujours près du lit.

         Le docteur Luddy Clark éclata en sanglots. Puis il se releva, courut au vidéophone et réveilla Bruno Coqdor en plein sommeil.

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

        

         Les huit jours qui suivirent – huit mornes journées de Bételgeuse VI – furent un supplice pour le docteur Luddy Clark.

         Le vent avait recommencé, amenant froid et neige. L’étrange cité, avec ses bâtiments modernes flambants neufs, se dressant près d’autres bâtiments de même style, mais déjà vétustes et effondrés, n’était pas particulièrement réjouissante, et ses maisons de plaisir tentaient vainement de créer une ambiance agréable, mais la diversion était mince. Et Bételgeuse VI ressemblait à tous les ports galactiques, avec son potentiel de désespoir et de vices divers.

         Luddy rongeait son frein. Sur le conseil formel de Coqdor, il avait gardé ses observations pour lui. Coqdor préférait le silence du moins provisoirement. Lui-même avait sondé psychiquement les fameuses photos et avouait n’y percevoir aucune radiation humaine, ce qui était inquiétant.

         Un autre souci dévorait Luddy : Coqdor repartirait bientôt. Il n’était qu’en transit à Bételgeuse VI et attendait son ordre de mission. Luddy se trouverait alors bien seul avec ses pensées.

         Il avait vainement espéré le retour de Strya. Mais la belle Syrrax n’avait plus donné de ses nouvelles. Pas plus, d’ailleurs, que l’homme aux trois yeux, le Hobbals, que Luddy s’obstinait à considérer comme l’assassin du vieux matelot des étoiles.

         Le jeune médecin s’acharnait au travail, au dispensaire où il avait été affecté. Cependant, sa pensée vagabondait, et tandis qu’il examinait les matelots sur le départ, leur faisant passer de nombreux tests, il se surprenait à sombrer dans de fâcheuses distractions.

         Il rêvait à Strya.

         Il en était sûr, elle était venue. Ce n’était pas un rêve ni une hallucination. D’ailleurs, le cyclope, probablement de même nature que la jeune Syrrax, avait été vu de diverses personnes et de Coqdor lui-même.

         Il eût donné sa vie pour la revoir, mais il devait se contenter de contempler, des soirées entières, la merveilleuse photo qui la montrait avec ses cheveux d’or rare et ses yeux parsemés d’étoiles.

         Il ne sortait plus, malgré les pressions de Coqdor. Il avait même refusé d’accompagner son ami au kineramascop. Rien ne l’intéressait, que penser à l’inconnue, ce qui inquiétait fortement Coqdor.

         Un soir que Luddy, seul dans son studio, écoutait vaguement la radio lui déverser de la musique douce, fond sonore qui favorisait sa rêverie, en savourant une cigarette de faoz, le vidéophone sonna.

         C’était Coqdor. Les deux garçons se sourirent d’écran à écran.

         – Qu’est-ce qui se passe ? Je t’ai dit que je ne voulais pas sortir. Mais si tu veux monter prendre un verre chez moi…

         – Tais-toi, crocodile en bocal, coupa Coqdor. J’ai du nouveau, mon vieux. Et quel nouveau !…

         – Strya ? Les Syrrax ? On les a vus ?

         – Ne t’énerve pas. Non ; à ma connaissance, nul n’a vu ta beauté mystérieuse et un peu facétieuse. Mais des phénomènes particuliers sont signalés, tiens-toi bien : du côté de la Galaxie 897…

         – Celle où doit s’ouvrir le tunnel qui conduit à la 1026 ?

         – Exactement. Des astronefs inconnus, d’un modèle absolument inédit, ont été signalés. S’agit-il d’une reconnaissance ? C’est probable. 897, c’est le dernier monde connu des hommes, notre frontière, en somme, tant que nous n’aurons pas virtuellement rejoint la vraie limite de l’univers. On a dépêché des croiseurs à leur rencontre. Ils ont fui et, tiens-toi bien, semblent s’être volatilisés dans l’espace…

         – Qu’est-ce que tu en conclus, Coqdor ? demanda Luddy qui étouffait d’émotion.

         – De deux choses l’une : ou ils sont de la nature de ta belle amie et de l’homme aux trois yeux et apparaissent et disparaissent à volonté, ou ils ont fui par le tunnel intergalactique…

         – Tu crois que ce sont des Syrrax ?

         – Ou les fameux Hobbals, destructeurs desdits Syrrax et acharnés à détruire aussi l’univers connu. Ou à l’asservir, ce qui est tout aussi terrible.

         – Il faut y aller. Il faut voler là-bas.

         – Attends, au lieu de bondir comme un kangourou de la vieille Australie de chez nous ; il y a autre chose…

         – Parle… Tu me mets au supplice…

         – Oh ! ne crois pas qu’on ait rencontré la belle Strya… Non. Mais les astronomes, alertés par cette histoire, ont braqué leurs supertélescopes en direction de la 897. C’est, tu le sais, une région cosmique où les galaxies sont de plus en plus rares. On en découvre quelques-unes sur l’horizon de l’univers. Elles semblent inaccessibles, comme la 1026, et tout cela semble donner raison à celui qui nous a légué ses photos. Or, dans toute cette contrée céleste, on a découvert des astres inconnus.

         – Des étoiles ?

         – Oui. Des soleils nouveaux. Des calculs minutieux ont permis de situer, autour d’eux, un cortège planétaire.

         – À quelle distance ?

         – Là encore, nous retrouvons les dires du vieux marin, et – cela va te faire plaisir – exactement ce que disait ton amie Strya aux cheveux d’or… Pas loin de cent milliards d’années de lumière.

         – Ah ! hurla Luddy, tout est donc vrai !

         – Doucement, jeune dindon. Si on aperçoit maintenant des étoiles placées si loin de nous, c’est peut-être simplement parce qu’elles s’y trouvaient il y a cent milliards d’années…

         – Ou, plus exactement, qu’elles sont nées il y a ce laps de temps.

         – Très juste ; et nos savants ont envisagé les deux hypothèses. Mais ni l’une ni l’autre ne démontre que ces astres mystérieux soient encore là.

         Luddy allait et venait dans le studio, fumant avec fureur.

         Sur l’écran, l’homme aux yeux verts se mit à rire.

         – Toi, naturellement, tu penses que les planètes gravitant autour de tels soleils étaient les mondes habités par les Syrrax et les Hobbals.

         – Pourquoi non ?

         – Alors, ouvre tes oreilles, coursier des étoiles.

         Luddy Clark se précipita vers l’écran. Sur son poste, Coqdor pouvait voir le visage de son ami qui s’écrasait, avide de savoir.

         – Dis-moi, Coqdor ! Vite !

         – J’ai décidé d’agir et j’ai fait un rapport sur les photos que j’ai conservées. Or on a trouvé un point commun : un des astronefs photographié chez les Syrrax, selon notre matelot, correspond exactement au modèle de ceux qui ont fait cette incursion dans la Galaxie 897.

         – Ce sont eux ! vociféra Luddy. Pas de doute !

         – Si. Il y a doute. Mais déjà, les empires sont d’accord, et mon rapport a fait quelque bruit. Oh ! il n’est pas question d’envoyer une flotte. Mais un simple cosmaviso.

         – Je veux y prendre place ! s’écria Luddy. Je suis volontaire !

         – Tu l’es. Comme moi.

         – Tu pars aussi, Coqdor ?

         – Oui. Et je t’ai fait inscrire. Comme « volontaire » ; je t’ai un peu forcé la main…

         Luddy dansait sur l’écran, devant Coqdor qui riait de bon cœur, une gigue effrénée.

         – Coqdor… Tu es un frère ! Nous partons ! Pour la 897 ! Nous trouvons la boussole-archipel ! On fonce dans le tunnel de vide ! On rejoint la 1026 à cent milliards d’années de lumière et…

         – Et tout se termine comme dans les bons romans de science-fiction : le jeune et vaillant Terrien épouse la Syrrax aux cheveux d’or. Ca, mon vieux, ce n’est pas de la science-fiction, mais c’est au moins de l’anticipation…

         – Ah ! cher Bruno ! Comment te remercier ?…

         De chez lui, Coqdor s’amusait ferme. Mais soudain, le chevalier se sentit pâlir.

         Il voyait, sur le petit écran, un singulier spectacle.

         Luddy Clark n’était plus seul dans son studio.

         Lui-même, interrompant sa danse du scalp, venait de s’apercevoir qu’un individu insolite venait d’apparaître spontanément auprès de lui.

        Et cet homme, Coqdor le reconnaissait. Qui ne l’eût pas reconnu, d’ailleurs, puisqu’il avait trois yeux, dont un pinéal ?

         Luddy voulut dire quelque chose. Prompt comme l’éclair, le monstre l’abattit d’un coup solidement appliqué sur la tempe. Coqdor jeta un cri de rage, furieux de son impuissance à secourir son ami.

         Le Hobbals entendit ce cri. Il vint vers le vidéo. Un instant, son visage parut immense, envahit l’écran tandis qu’il avançait la main en dessous.

         Et il n’y eut plus rien : le cyclope venait de couper l’émission.

         Coqdor alertait déjà la milice, puis bondissait, emmenait Râx, sur un héliscooter, vers le building où habitait le docteur Clark.

         Le cyclope avait frappé fort. Luddy revenait à peine à lui quand son ami arriva, précédant de peu les miliciens. Le jeune médecin avait eu la tempe écorchée par le coup qu’il avait reçu.

         Cependant, on constatait que le studio était soigneusement bouclé, que la fenêtre était demeurée fermée. Aucun doute n’était possible, nul ne pouvait normalement entrer ou sortir.

         Normalement…

         – Tu pourras faire un rapport, dit doucement Coqdor qui avait relevé Luddy, sur la visite de la belle Strya…

         – Vous a-t-on dérobé quelque chose ? demandait le chef de patrouille.

         Luddy regarda autour de lui. Et tout à coup, il pâlit :

         – La photo… La photo de Strya…

         C’était sans doute cela que le cyclope était venu chercher, car le merveilleux cliché avait disparu.

         Coqdor, lui, se creusait les méninges.

         – Une photo dérobée… Luddy assommé… Ces gens impalpables deviennent, à un certain moment, solides, tangibles… Ils ne sont pas de pures apparences comme nous avions pu le croire après la première incursion de l’homme aux trois yeux et celle de jolie Syrrax. Dieu du cosmos ! Quelle est donc leur nature ?

        

        

        

 

 

        

CHAPITRE IV

        

         Le cosmaviso Javelot filait à une allure dépassant tout ce que les siècles précédents avaient pu promettre aux cosmonautes. Ce modèle de petit vaisseau, utilisant la forme globoïde idéale pour les voyages intersidéraux et intergalactiques, pouvait non seulement dépasser la vitesse de la lumière, mais encore, ils étaient très maniables pour les plongées dans le subespace qui exigeait, on le sait, la mise en léthargie de l’équipage et la transmutation spontanée du navire d’un point du cosmos en l’autre, à la vitesse-pensée, ce qui n’excluait pas les accidents à l’arrivée.

         L’équipage choisi pour le Javelot était composé de marins, de techniciens et de savants triés sur le volet, tous volontaires. Coqdor s’était décidé à parler dès qu’on avait aperçu ce qu’on appelait déjà les Astrospectres : ces étoiles nées spontanément mais qui, pourtant, n’étaient pas les classiques novae, ces explosions de soleils.

         De surcroît, ce qu’on pouvait estimer être une reconnaissance de la part des Hobbals dans la 897 ne laissait pas d’inquiéter. Si vraiment ce peuple avait pu détruire celui des Syrrax et, maintenant, franchissait aisément la distance vertigineuse séparant la 1026 du reste de l’univers, tout était à craindre.

         Le Javelot avait donc pour mission de détecter les éventuels Hobbals et, Coqdor et Luddy Clark ayant dit ce qu’ils savaient, de découvrir l’entrée du tunnel intergalactique.

         Maintenant, sur Bételgeuse VI, on pouvait épiloguer sur le cas du clochard mort à l’apparition de l’homme aux trois yeux. Tout s’éclairait et les fameuses photos, dont toute une planète s’était moquée, constituaient provisoirement le meilleur élément dont l’univers tout entier disposait pour faire face à d’éventuels envahisseurs.

         Mais Coqdor et Clark étaient déjà bien loin de Bételgeuse VI.

         Le commodore Verga, chef de l’expédition, et un jeune astronome, un Vénusien nommé Spao, étaient sans cesse en contact avec eux. Parce que les grands scientifiques de la Confédération des empires galactiques, après avoir décidé l’envoi d’un cosmaviso de reconnaissance, avaient pris des photocopies des clichés ramenés par le matelot mort. Mais les originaux étaient en possession du commandant du Javelot. Coqdor, en effet, dont la réputation ne cessait de croître, les avait demandés, expliquant qu’il pourrait les étudier psychiquement tout au long du voyage.

         Pourtant, il se désespérait. Les radiations lui échappaient et il conversait souvent avec Luddy et Spao, tourmentés comme lui par le cas de ces individus qui refusaient tout contact corporel, mais étaient capables, à l’occasion, d’assommer proprement qui les gênait.

         – Des ectoplasmes ? Cela ne tient pas debout. Des projections psychiques ? Hum… C’est douteux et peu scientifique. S’il s’agissait d’images téléportées par ondes, soit d’ordre cérébral, soit hertzomarconiennes, en aucun cas ces gens ne pourraient se matérialiser. Or il y a eu au moins un cas…

         – J’en sais quelque chose, grimaçait Luddy en se frottant le front.

         Il enrageait de la disparition de la photo de Strya. Mais Coqdor le consolait en lui disant que les traits de la bien-aimée doivent être fidèlement gravés dans le cœur de son amoureux. Ce qui était bien réel.

         Un autre problème les tenait en éveil : celui des Astrospectres.

         Cela, c’était du ressort de Spao. Le Vénusien possédait les doubles des clichés pris par les fantastiques télescopes dont disposait la galaxie. Un système de calcul électronique pratiquement infaillible donnait sans retard toutes indications utiles sur l’étoile repérée. C’est ainsi que ces novae, qui n’étaient d’ailleurs certainement pas des novae, avaient pu être situées à une distance aussi effroyable, correspondant à celle donnée par le clochard et par Strya comme séparant le monde proprement dit de la galaxie suprême, jugée inaccessible et répertoriée sous le simple numéro 1026, alors que le catalogue en comptait des milliers et des milliers d’autres.

         Lui non plus ne comprenait pas et, sans doute, aucun de ses confrères du cosmos.

         – Si ce ne sont pas des novae, ce qui est probable, qu’est-ce que c’est donc ?

         Coqdor avait risqué une explication :

         – Mon cher Spao, Luddy Clark et moi, et d’autres, ont vu apparaître un cyclope dont on n’a pas retrouvé de traces. Luddy a reçu la visite d’une charmante personne de même acabit. Enfin, l’homme à l’œil pinéal s’est manifesté une seconde fois. Moi-même, je l’ai vu par le vidéo. Il est entré et sorti sans utiliser porte ni fenêtre. Pourtant, il a cogné… et volé. Est-ce que vous n’admettriez pas que les Astrospectres sont, en réalité, des entités semblables à nos deux personnages, capables d’apparitions et de disparitions foudroyantes ?

         Le Vénusien avait fait un bond.

         – Non, Coqdor, vous allez fort ! Des êtres qui passent à travers les murs et qui viennent de la limite du monde, c’est beaucoup. Mais de là à étendre l’hypothèse à la dimension des étoiles, il y a une marge ! C’est scientifiquement impossible !

         – Je n’explique pas, je suppose, ami. Permettez-moi seulement de vous rappeler qu’il y a deux ou trois siècles, sur nos planètes, avant l’établissement des contacts intersidéraux, on taxait de stupidité ceux qui osaient seulement admettre l’éventualité de ces échanges interastres.

         Le Javelot franchissait d’immenses espaces-temps, par subespace. La manœuvre était chaque fois risquée et fatiguait beaucoup les hommes. Mais on n’avait pas le choix, sinon le voyage eût duré des milliers de siècles.

         Grâce à l’habileté du commodore Verga, le cosmaviso approchait déjà de la Galaxie 897, dernier connu parmi les mondes, car on ne pouvait encore officiellement homologuer le voyage du vieux marin et de ses camarades disparus dans la Galaxie 1026.

         Pourtant, à bord du Javelot, nul ne croyait que cela relevât du domaine de la légende et s’ils étaient volontaires, ceux qui étaient à bord croyaient tous qu’ils finiraient par atteindre l’extrémité réelle du monde et peut-être même, ce qui leur donnait le vertige, la porte de l’au-delà où flambait le Grand Rayon Livide, dont nul n’avait idée.

         Luddy, lui, n’avait qu’une pensée : il voguait vers Strya. Il avait longuement espéré son retour mais maintenant, il s’était confiné dans l’idée qu’elle l’attendait là-bas et ne se manifesterait plus. Sinon, il l’espérait bien, à son arrivée. Et cela lui suffisait. À son gré, le Javelot qui franchissait des gouffres immenses n’allait pas encore assez vite.

         À plusieurs reprises, cependant, certains incidents avaient défrayé la chronique dans ce petit monde fermé que constitue un équipage d’astronef lancé dans un immense voyage.

         À part les escales, on avait eu peu de distractions. Aussi, avait-on commenté abondamment ce qu’on appelait les visions de certains membres de l’équipage qui, à plusieurs reprises, prétendirent avoir entrevu l’homme aux trois yeux.

         Bien que les hallucinations fussent fréquentes chez les cosmonautes, l’espace étant fertile en mirages, et la longue claustration dans les vastes cockpits risquant de créer des troubles, ni le commodore Verga ni Coqdor, Clark et Spao n’avaient rien négligé pour interroger les sujets.

         Il semblait bien que le cyclope eût fait de fugaces apparitions, si brèves, toutefois, qu’il ne s’était jamais attardé.

         – L’essentiel, avait dit Clark, c’est qu’il ne se matérialise pas une seconde fois. Mais cela prouve que les Hobbals ont vent de notre expédition.

         Le commodore avait, par acquit de conscience, fait fouiller son navire mais sans aucun résultat, ce qui n’était guère surprenant.

         Ce fut Coqdor qui, à son tour, eut connaissance de cet étrange passager clandestin.

         Il dormait quand cela se produisit. Comme il n’y avait plus de jours et plus de nuits, on avait depuis toujours divisé les « journées » spatiales en trois tranches de huit heures, et chacun se reposait à son gré au long d’une de ces séquences de temps.

         Dans son étroite cabine, l’homme aux yeux verts reposait ; Râx était couché, enveloppé dans ses ailes, sur un gros coussin emporté à son intention.

         Dans la minuscule cabine, à part le petit lavabo, il n’y avait qu’une armoire très adroitement combinée pour tenir un minimum de place. Elle contenait les vêtements, l’équipement et les armes du chevalier ainsi que quelques affaires personnelles.

         Dont les clichés, à lui confiés par le commodore Verga. Les vieilles photos en reliefcolor que le matelot boiteux avait tant trimbalées sur Bételgeuse VI, avant de rencontrer les deux Terriens. Ce fut Râx qui réveilla son maître en sifflant de façon inhabituelle.

         En homme accoutumé à une vie de combat, Coqdor avait le sommeil léger, et le moindre sifflement du pstôr le tirait du royaume des songes. Il se releva aussitôt sur sa couchette, toucha un contact et fit la lumière.

         C’était d’ailleurs inutile car l’intrus qui troublait Râx était, de lui-même, irradiant. De façon légère mais assez nette. Son accoutrement fantaisiste, avec casque sculpté, baudrier et cuissards sur une sorte de tunique écarlate, et surtout le fait qu’il eût un œil au milieu du front, renseignèrent Bruno Coqdor sur ses origines.

         Braqué, tous muscles tendus, son formidable esprit en éveil, prêt à la lutte psychique contre le monstre qui, peut-être, tuait d’un simple regard, Coqdor, en sous-vêtements, se dressa, faisant face bien qu’il n’eût aucune arme sous la main sinon sa propre force.

         S’il ne put sonder l’esprit du Hobbals, cet esprit lui semblant tout aussi absent que lors de l’incursion d’un autre Hobbals au bar des Trois-Comètes, il sentit nettement que l’adversaire lançait des ondes contre lui, des ondes qui le chatouillaient au milieu du front, là où se trouve cette glande pinéale qui, chez certains humanoïdes, a dans l’histoire des hommes donné naissance à l’œil trois.

         – Canaille ! Tu veux m’assassiner ainsi !

         Mais Coqdor était armé par la nature, et sa volonté, son formidable psychisme de voyant, créaient déjà une barrière protectrice.

         Le cyclope dut sentir cette résistance inaccoutumée. Ses rayons nocifs se heurtaient à cette armure invisible. Mais Râx, sifflant de colère, se détendit et, étendant ses ailes qui frappèrent les deux cloisons tant la cabine était étroite, se jeta sur l’assaillant de son maître.

         Et le pstôr alla s’affaler, avec un sifflement douloureux, contre la porte de la cabine. Il n’avait rien rencontré, rien heurté. Il n’y avait plus personne devant Coqdor.

         Le Hobbals s’était instantanément volatilisé.

         Coqdor chercha vainement la moindre trace du mystérieux agresseur.

         Celui-ci ne s’était nullement matérialisé, ou tout au moins, pendant peu de temps ; ce fut sa première conclusion, puisque Râx, malgré un réflexe foudroyant, n’avait pu le saisir à la gorge comme il savait si bien le faire.

         Le pstôr sifflait rageusement et reniflait tous les coins de la cabine, cherchant cet ennemi qui lui avait échappé.

         Coqdor s’assit sur sa couchette, appela le petit monstre ailé, lui prit la tête et le flatta pour le calmer.

         – Il ne s’est pas matérialisé…

         Soudain, il bondit, si bien que Râx en parut abasourdi.

         – Suis-je sot ! s’écria le chevalier de la Terre, parlant tout haut dans son exaltation. Mais si, il s’est forcément matérialisé ! Au moins un bref instant, juste quand j’ai reçu le rayon mortel que j’ai pu parer et avec lequel il a tué le matelot boiteux, à Bételgeuse VI.

         Il se mordait les poings d’anxiété. Que faire pour parer un tel assaut ? Tous n’étaient pas constitués comme Coqdor lui-même et capables de barrer un meurtrier psychique.

         Coqdor s’habilla, alla alerter le commodore ainsi que Luddy Clark, Spao et quelques-uns des scientifiques constituant l’expédition, en dehors des militaires proprement dits, aucune reconnaissance cosmique ne pouvant être effectuée sans des techniciens éprouvés.

         Il leur narra ce qui s’était passé. Le danger lui paraissait grand. Il était à peu près hors de doute que le Hobbals cherchait les clichés détenus par Coqdor, comme il avait déjà dérobé la photo de Strya dans le studio de Clark à Bételgeuse VI.

         – Le moyen de contrer les Hobbals ? Il reste à trouver ! Nous ne pouvons pas grand-chose contre les apparitions psychiques ou purement visuelles, si elles sont provoquées par un réseau d’ondes. Du moins, dès que le monstre se matérialise, soit qu’il assomme Luddy Clark, soit qu’il tente un nouveau crime, devient-il plus vulnérable tout en étant nocif…

         Luddy bondit.

         – Tu as raison, Coqdor ! Je vais y réfléchir…

         Les autres savants du bord promirent d’étudier immédiatement la question, et Coqdor proposa de donner à tous quelques leçons de concentration de pensée, de rayonnement psychique.

         – Tout homme est doué, sans le savoir, pour la voyance, l’hypnose et autres phénomènes improprement dits supranormaux. Le dieu du cosmos n’a absolument rien créé qui fût anormal. Tout obéit à ses lois et elles sont intangibles. Seulement, les hommes ont la déplorable habitude d’appeler invraisemblable ce qui est seulement extraordinaire, ou de le nier purement et simplement. Ce qui les amène, selon leur degré d’intellect, de la superstition la plus basse au scepticisme le plus prétentieux. Et dans les deux cas, ils ont tort. Certes, j’admets que j’ai été doué de façon exceptionnelle dès ma naissance, mais il n’en est pas moins vrai que tout homme, avec son cerveau, peut émettre des ondes et, parfois, ne fût-ce que parce qu’on nomme l’intuition, risquer une incursion dans l’éternité, ce présent absolu, et heurter fugacement certains faits qui, dans le continuum espace-temps, se sont passés, se passeront ou se passent tout bonnement loin de lui.

         À partir de ce raisonnement, le chevalier aux yeux verts entreprit d’armer tous ceux que portait le Javelot. Une fois par journée spatiale, il enseigna comment on pouvait utiliser son cerveau à d’autres fins que la spéculation intellectuelle ou l’imagination réflective.

         Pendant ce temps, Luddy Clark et Spao discutaient fréquemment, fascinés par le mystère de la nature des Hobbals et des Syrrax. Plusieurs scientifiques, eux aussi, se penchaient sur l’énigme. Il fallait trouver le moyen de saisir au vol une de ces apparitions au moment précis de la matérialisation indispensable pour lui permettre une action quelconque, fût-ce émettre simplement des paroles articulées et résonnantes, ainsi que le disait Coqdor.

         Le voyage se poursuivit encore ainsi pendant quelque temps. De plongée en plongée, le subespace rapprochait le Javelot de la Galaxie 897. La radio sidérale tenait Verga au courant de ce qui se passait dans le monde et particulièrement sur la 897. Mais là, on n’avait plus revu les mystérieux astronefs.

         Par prudence, les clichés confiés à Coqdor, avaient été remis dans un coffre situé dans le poste de commandement. C’était une miniature de forteresse, hermétiquement close par un système atomique qui en faisait un véritable bloc qu’on ouvrait en provoquant une désintégration partielle sur une certaine surface, formant ainsi une ouverture sans porte, que le minuscule cyclotron servant de serrure colmatait ensuite à volonté.

         Là, pensait-on, les Hobbals ne pourraient aller dérober les fameux clichés auxquels ils devaient attribuer beaucoup de valeur, d’abord parce qu’ils avaient été pris par leurs ennemis les Syrrax, ensuite parce que l’ensemble constituait une série de documents exceptionnels pour les humains lancés à leur recherche.

         Coqdor donnait son cours de judo psychique, quand le fait se produisit.

         L’alerte fut donnée vers le poste de commandement. Un officier était de quart, le commodore assistant, avec d’autres membres de l’état-major, à la leçon de Coqdor.

         On se précipita. Luddy était arrivé le premier et il relevait le malheureux officier qu’il avait trouvé étendu sur le plancher, devant le coffre.

         L’officier respirait encore, mais très faiblement. Vraisemblablement, il avait subi un choc terrible. Luddy avait dégrafé sa combinaison et, mettant à nu la poitrine, écoutait le cœur. Un des scientifiques, se hâtant d’accourir avec une trousse, préparait déjà une piqûre.

         – Vous permettez ? demanda Coqdor pendant qu’on pratiquait l’injection destinée à revigorer le malheureux.

         Sans gêner ceux qui le soignaient, il se pencha sur lui, visage contre visage, ferma les yeux et, littéralement, écouta ce qui se passait derrière le front de l’officier commotionné.

         Il trouva de faibles radiations, mais formant un bouillonnement qui allait en s’atténuant :

         – Doublez la dose de stimulant, docteur. Il faiblit.

         On prépara une seconde piqûre. Le chevalier reprenait son auscultation mentale.

         – Ah ! je vois… Oui ! Il a vu l’homme aux trois yeux ! Pas de doute ! c’est un Hobbals ; sans doute le même qui m’a attaqué ! Et qui n’était pas celui qui a dérobé la photo chez Clark ! Oui, notre pauvre ami a reçu un choc terrible, mais…

         Un sourire vint sur les lèvres de Coqdor.

         – Je crois qu’il a su le parer. Certes, il a été durement frappé. Mais je pense que ce ne sera pas mortel. Je le confie à vos bons soins, mes chers amis.

         On emporta la victime. Une cabine spéciale, destinée à la chirurgie et aux soins importants, allait permettre de le placer sous une cloche transparente où circulait un oxygène très pur et très savamment dosé, pendant que de subtiles aiguilles feraient pénétrer dans son organisme des doses très étudiées d’éléments indispensables à la reconstitution du métabolisme normal.

         – Il sera sauvé, dit le commodore. Et ce sera grâce à vous, Chevalier.

         – Je vous en prie, Commodore…

         – Ne sois pas modeste, cria Luddy. Sans tes leçons, aucun d’entre nous ne pourrait faire face à l’arme terrible qui jaillit de l’œil trois des Hobbals.

         Les Syrrax eux-mêmes ne savaient pas s’en défendre, du moins, j’ai tout lieu de le penser…

         Cependant, Verga, soudain soucieux, faisait fonctionner l’ouverture nucléaire du coffre. Il poussa un hurlement.

         – Les clichés ont disparu ! Il a trouvé moyen de les voler !

         Cette fois, ce fut la consternation. Le diabolique Hobbals, pendant que l’officier était à demi conscient après le choc mental qu’il lui avait assené, avait fait jouer la serrure cyclotronique et récupéré ce qu’il cherchait : les clichés du vieux matelot, sauf celui représentant Strya, qui était déjà en possession de ceux de sa race.

         – Maintenant, nous n’avons plus de documents.

         – Mais nous en savons assez, dit Luddy. Nous approchons de la Galaxie 897. Nous trouverons la boussole-archipel, nous…

         – Oui. Tu nous as déjà dit cela vingt ou trente fois. Suivons donc notre programme et allons jusqu’au bout.

         Alors que le Javelot pénétrait dans la zone des premières constellations constituant la 897, Luddy Clark crut pouvoir annoncer qu’il avait une idée concernant la lutte contre les Hobbals, et qu’il avait besoin de l’aide des éminents physiciens qui se trouvaient à bord.

        

        

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

CHAPITRE V

        

         Les naturels de la planète Hixxi s’étaient à peu près accommodés de la venue de ces êtres qui leur semblaient nés de l’espace. Il y avait peu d’années de cela et, ces humanoïdes vivant depuis toujours à ce qui correspondait à l’âge de pierre, demeuraient un peu à l’écart des cités préfabriquées qui, sous l’heureux climat de Hixxi, commençaient à attester la civilisation.

         On estimait que la Galaxie 897, d’ailleurs assez vaste, devait être la dernière explorée par l’homme, que les plongées subspatiales avaient conduit petit à petit hors de sa galaxie-patrie.

         Certes, d’autres mondes, comme la 1026, la 30881, la 67121, apparaissaient dans le ciel, mais à de tels fragments d’espace-temps qu’il avait été généralement admis qu’ils demeuraient du domaine du rêve.

         Cependant, des esprits subtils rappelaient que les Terriens, pendant une très longue période, avaient vécu sur leur petit monde sans seulement imaginer qu’on puisse atteindre son proche satellite, la Lune.

         Un jour, on avait lancé un petit engin qui faisait bip-bip, à une époque où d’étranges disques volants, niés par la majorité, traversaient le ciel.

         Et depuis…

         Coqdor, Luddy Clark, Verga, Spao, pouvaient espérer, maintenant, aller plus loin que la 897. Encore fallait-il retrouver l’archipel qui fournirait la clé de l’entrée du tunnel fantastique évoqué par le marin boiteux.

         Les indications données par le clochard demeuraient assez vagues. Cependant, Spao qui, pendant tout le voyage, n’avait cessé ses observations en direction de la lointaine 1026, confirmait l’existence des Astrospectres.

         – J’ai là, disait-il, des cartes minutieuses, établies depuis longtemps par d’éminents spécialistes. Quoique ces galaxies lointaines soient réputées intouchables par l’homme, qui ne sait même pas si elles existent encore en raison du temps que met leur lumière à nous parvenir, nous les connaissons cependant assez bien. Or mes derniers clichés diffèrent sensiblement des clichés classiques. La 1026 a subi des modifications. De nouvelles étoiles y sont apparues.

         – Donc, il s’y passe quelque chose ! s’était écrié Luddy.

         – Ou il s’y est passé quelque chose. Il y a des milliards s’années, avait rectifié doucement Coqdor.

         – Oui, ripostait l’astronome vénusien. Mais certains soleils disparaissent, par contre. J’avoue que je ne comprends pas grand-chose.

         – Comment comprendre, disait l’enthousiaste Luddy, alors que nous voguons vers le dernier des mondes, qui marque la limite avec… ?

         Il s’était tu et le chevalier de la Terre avait conclu de sa voix égale et bien timbrée :

         – L’autre monde, peut-être, mon petit Luddy…

         Sur Hixxi, où le Javelot faisait relâche, on avait déjà été informé de la venue du cosmaviso, et les autorités locales n’ignoraient rien de sa mission.

         Eux ne croyaient guère à cette histoire de bout du monde, de tunnel intergalactique et de rayon indiquant le royaume des morts.

         Par contre, ils avaient vu et signalé un astronef inconnu. Ils l’avaient photographié, pourchassé et, finalement, avaient constaté que le navire s’effaçait dans l’espace.

         Ils avaient donné l’alarme au monde, comme c’était leur devoir. Toutefois, le gouverneur de Hixxi, un natif de Cassiopée, homme énergique et très évolué, s’il fit bon accueil aux cosmonautes, ne leur cacha pas son scepticisme.

         – Messieurs, je ne doute pas que ce navire fut l’envoi de pirates galactiques. Soit des isolés qui travaillent pour leur propre compte, soit les estafettes de quelque peuple encore inconnu. Leur reconnaissance, en tout cas a été pacifique.

         – Mais, demanda le commodore Verga, on a parlé de plusieurs astronefs ?

         – C’est vrai. Ils ont été vus à quatre reprises. Je dis « ils » car, au moins une fois, on en a signalé deux naviguant de conserve.

         Le gouverneur fit passer sur un écran des projections impeccables représentant les vaisseaux énigmatiques.

         Les cosmonautes exultèrent. Cela correspondait bien aux rares clichés des Hobbals provenant, selon le vieux marin, des Syrrax qui avaient légué ces photos au reste de l’univers.

         Spao posa quelques questions. Des Astrospectres avaient été signalés dans la 897. Le gouverneur confirma et, par les services astronomiques, fit mettre tous résultats utiles à la disposition des gens du Javelot.

         Spao et ses compagnons purent se rendre compte de ces apparitions et disparitions de soleils.

         – Les Astrospectres ont-ils accompagné, ou à peu près, la venue des navires inconnus, Monsieur le Gouverneur ?

         – Oui. Puis ils se sont éteints. Nos spécialistes n’y ont rien compris. Ils ont cru, naturellement, à des novae, mais des novae ne fondent pas ainsi aussi vite dans l’univers.

         Luddy était dans un bel état d’exaltation. Pour lui, tout corroborait. Astres, astronefs, humains, tout cela devait être de cette même nature incompréhensible qui les déroutait depuis l’incursion de l’homme aux trois yeux, au bar de Bételgeuse VI.

         Cependant, il grillait de demander des précisions quant à la fameuse boussole signalée par le rescapé du bout du monde. Terme d’ailleurs très impropre, puisqu’il s’agissait plutôt d’une carte.

         Par mesure de précaution, ce détail avait été tenu secret sur les ondes, les services interstellaires et intergalactiques ayant hérité des anciens services secrets des divers mondes et sachant prendre les mesures de prudence nécessaires dans une affaire de cette envergure.

         On ne savait encore si les Hobbals (c’étaient bien eux, sans doute), possédaient ou non les éléments nécessaires à déchiffrer les codes spatiaux. Inutile de leur faire savoir que les autres avaient peut-être un moyen de trouver le chemin de la galaxie du bout du monde.

         Le gouverneur écouta Coqdor qui lui expliqua l’affaire. Ce haut fonctionnaire ne cacha pas son scepticisme.

         Comme tous les hommes de son époque, surtout ceux appelés à d’importantes fonctions, il était instruit dans le domaine astronomique.

         Il rappela avec netteté que les plus éminents savants avaient situé un certain nombre de galaxies à de telles distances que nul navire ne pourrait jamais les atteindre, fût-ce par subespace. Il rejetait l’idée du tunnel de vide et, quant à lui, non seulement il taxait de stupidité les histoires du vieux marin (tout en admettant l’authenticité des clichés des Syrrax), mais pensait que ces clichés avaient été pris dans le monde connu, où vivaient quelque part les redoutables Hobbals. Et ces gens avaient fait une incursion dans sa galaxie, ce qui l’inquiétait.

         Le commodore Verga insista. Chaîne de montagnes, lac surélevé, avec archipel de rochers, cela existait-il ?

         Le gouverneur avoua qu’il n’en savait trop rien. Hixxi était encore mal connue, colonisée depuis peu d’années, et lui-même regrettait fréquemment son monde natal de Cassiopée.

         Il mit cependant ses meilleures cartes à la disposition de l’équipage du Javelot et donna aux cosmonautes deux Hixxiens quelque peu civilisés pour leur servir d’interprètes auprès des tribus sauvages.

         Après cette escale, sans perdre de temps, le Javelot repartit avec les deux Hixxiens peu rassurés, malgré tout, de se trouver dans cet engin volant qui, cependant, ne faisait que survoler la planète à quelques milliers de mètres.

         Pendant les derniers moments du voyage on avait beaucoup travaillé à bord. Tous les physiciens, sur l’idée maîtresse de Luddy Clark, s’étaient acharnés. L’un deux avait amené d’autres éléments. Puis un autre, et un autre encore.

         Si bien que l’arme secrète se façonnait petit à petit. Maintenant, on la jugeait presque prête.

         – Je me demande, disait Luddy, si nous aurons bientôt l’occasion de l’essayer.

         – Qui sait ? répondait Coqdor avec un sourire.

         On survola des montagnes et des montagnes encore. Le relief de Hixxi était très tourmenté, très pittoresque ; et le climat enchanteur, avec les océans et les nombreux cours d’eau, entretenait dans les vallées d’immenses étendues verdoyantes, avec une faune abondante et colorée.

         – Pauvres Hixxiens, disait Coqdor, ils étaient bien tranquilles dans cet éden. Pourquoi leur avoir apporté la civilisation ?

         – Coqdor, tu es un idéaliste. Et tu aimes ce qui est primaire…

         – Non. Ce qui est primitif. Le primaire lui, peut s’instruire, mais évoluer, jamais…

         – Alors, si tu considères les Hixxiens comme heureux dans leur primitivisme, que regrettes-tu pour eux ?

         – Qu’ils n’aient pas eu le loisir d’évoluer d’eux-mêmes. Ce qui serait certainement arrivé dans ce cadre magnifique qui chante les splendeurs de la création, avec la joie de vivre…

         Ces hautes pensées philosophiques n’empêchaient pas Luddy de penser à Strya et d’en parler fréquemment. Coqdor lui répondait avec complaisance. Mais l’homme aux yeux verts était de ceux qui, le plus souvent, l’œil au télescope, étudiaient le terrain pour y rechercher un lac de montagnes fertile en îlots rocheux.

         À trois ou quatre reprises, sur le conseil des interprètes hixxiens on fit relâche près de villages où vivaient les autochtones. Luddy constata avec émerveillement que Coqdor avait raison en principe. C’était là une belle race, pacifique et industrieuse. Très soignés de leur personne, bien que n’atteignant encore que le stade du simple artisanat, les Hixxiens pratiquaient l’hospitalité, encore que les astronefs leur parussent un peu effrayants. Les Hixxiennes étaient fort belles, et plus d’un cosmonaute regretta que la relâche fût si courte. Les enfants, qui allaient nus, sous le doux ciel, étaient également sains et jolis. Enfin, ce qui enchanta Coqdor et Luddy Clark, c’est l’accord des Hixxiens avec des animaux de toute sorte. Mammifères et oiseaux allaient en toute liberté dans le village et n’avaient aucune peur de l’homme.

         Cependant, on ne pouvait s’attarder. Du moins obtint-on des résultats exceptionnels à la dernière escale.

         D’abord les Hixxiens connaissaient le lac en question. Leur chef donna aux interprètes ses coordonnées de façon assez grossière mais suffisante.

         Ensuite, l’avant-veille, on avait vu un astronef mystérieux qui ne ressemblait nullement aux navires connus sur la planète, tous de modèles classiques.

         La description faite par les primitifs éclaira les cosmonautes. Il s’agissait certainement d’un vaisseau hobbals.

         Verga décida d’attendre la nuit. On dîna en plein air, avec le peuple hixxien. Coqdor connut une soirée exceptionnelle, devant un grand feu, sous un ciel miraculeux, à regarder danser des couples d’une grande beauté, évoluant nus avec tant de grâce pudique qu’ils n’évoquaient aucune idée malsaine.

         Luddy admirait lui aussi. Mais il ne pensait guère qu’à Strya.

         Un peu plus tard, Verga donna le signal du départ. On quitta l’aimable village après avoir comblé Hixxiens et Hixxiennes de cadeaux.

         Le Javelot, tous feux éteints, survola un bras de mer, découvrit une chaîne de montagnes et commença les recherches.

         Vers le milieu de la nuit, on survolait un lac qui, incontestablement, correspondait aux descriptions du matelot boiteux.

         – Il n’était pas si fou que ça, murmura Coqdor, tandis que Luddy sentait son cœur bondir de joie.

         On parcourait une nouvelle étape de la course, à la limite du monde, qui n’était, pour lui, que la recherche de Strya.

         Seulement, les sonoradars qui exploraient minutieusement les alentours, apportèrent soudain d’étranges renseignements.

         Le commodore, sans tarder, fit descendre l’astronef et l’engagea sur un plateau étroit, entouré d’aiguilles rocheuses qui le dissimulaient aux regards.

         Des hommes semblaient s’affairer sur les rives du lac, voire sur les rochers constituant l’archipel. Cet archipel, probablement artificiel, dont la configuration représentait une partie de la Galaxie 897 indiquait l’entrée du tunnel intergalactique menant à la frontière du cosmos.

         Un tourbillon devait se creuser quelque part dans le lac, entre deux îlots circulaires. C’était ce détail qui avait tant d’importance.

         Naturellement, Luddy brûlait de bondir vers le lac. Mais le commodore, comme d’ailleurs Coqdor, lui montra combien une imprudence minime risquait de gâcher une expédition aussi importante.

         – S’il y a des gens au bord du lac, il faut savoir ce qu’ils y font.

         – Ce ne sont peut-être que de braves Hixxiens qui chassent ou pêchent au clair de quelques-unes des lunes de la planète, fit judicieusement remarquer Spao.

         En effet, Hixxi comportait six lunes, dont trois au moins étaient visibles au-dessus des montagnes.

         – Il faut aller voir, conseilla Verga.

         On décida l’envoi d’un commando à bord d’un canot-soucoupe. C’étaient les engins de sauvetage ou de reconnaissance des astronefs, du modèle ancestral des premières soucoupes qui avaient tant intrigué les Terriens et leur avaient révélé les humanités de l’espace.

         Coqdor prit le commandement avec deux marins et, naturellement, Luddy. Ils emportaient, outre l’armement traditionnel (le poignard pur et simple voisinant avec le pistolet désintégrant à rayon inframauve), la fameuse arme secrète mise au point par les scientifiques du Javelot.

          Si nous avons affaire à nos ectoplasmes, ils nous serviront de cobayes, avait dit Luddy, riant un peu nerveusement à cette idée.

         Il n’avait pas pardonné à celui qui avait volé la photo de Strya et, à bord, on veillait sur la convalescence de l’officier attaqué par l’énigmatique cyclope.

         La soucoupe fila silencieusement, rasant les cimes des monts. À quelques kilomètres seulement s’étendait le lac. L’engin se posa dans les rochers. Un marin demeura à bord. L’autre accompagna Coqdor et Luddy.

         Râx était naturellement du voyage, et son maître, qui l’avait bien dressé, savait qu’il ne tenterait rien sans y être invité.

         Ils cheminèrent silencieux, se glissèrent dans les anfractuosités et finirent par voir, devant eux, les eaux du lac sous la lumière des lunes.

         On voyait les îlots formant l’archipel, mais la carte était ainsi difficilement lisible. Sans doute avait-elle été conçue pour être vue à vol d’oiseau.

         Coqdor, qui allait le premier, constata que Râx tombait en arrêt. Il obligea Râx à se tenir coi et rampa à quelques mètres.

         Là, bien dissimulé dans les fourrés du rivage, il vit des silhouettes qui s’agitaient.

         Ces hommes étaient trop loin pour qu’il pût distinguer leurs traits ou leur costume.

         Mais il constatait un fait qui suffisait à l’éclairer.

         Ces êtres, tout comme leur costume, étaient vaguement iridescents.

         « Les Hobbals » pensa Coqdor.

         Il siffla Râx. Le pstôr le rejoignit. Luddy et le matelot suivirent le mouvement. Par les fourrés, le commando approcha du rivage.

         C’étaient bien des Hobbals, non des Syrrax, bien que les deux peuples fussent vraisemblablement de la même incompréhensible nature. Que faisaient-ils ? Ils maniaient d’étranges outils, sortes de grandes piques dont l’extrémité faisait parfois jaillir des étincelles.

         Les uns étaient sur la rive, les autres installés sur les rochers, un peu au large.

         Un instant, les cosmonautes les observèrent.

         – Que font-ils ?

         – Ils travaillent sur la pierre avec ces espèces de pioches électroniques.

         – Dans quel but ?

         – Je crois que j’ai compris, dit Coqdor. Ils veulent tout simplement modifier l’aspect de l’archipel, brouiller la carte, en quelque sorte ; fausser la boussole… Si les îlots ne sont plus à leur place, on ne pourra plus lire les indications, du haut du ciel, et adieu le chemin de l’entrée du tunnel !

         Luddy jura par tous les météores du cosmos, et Coqdor lui donna une bourrade pour le faire taire.

         – Il faut agir, et vite…

         Par radio portative, Coqdor alerta le commodore. Verga répondit qu’il allait faire le nécessaire immédiatement.

         – Dans quelques minutes, dit Coqdor, le Javelot attaquera les Hobbals. En attendant, à nous…

         – Notre arme ?…

         – Oui.

         – Celui qui est là, à tailler un des rochers de la rive…

         – Le gars à l’armure écarlate. On y va…

         – Vampire, gronda Luddy, je te défie bien de te volatiliser… si notre truc marche… Mais il faut qu’il marche !

         Il assura dans sa main, une sorte de sarbacane métallique munie d’un réservoir en dépolex transparent et, à son extrémité, d’une très longue aiguille.

         Le marin en possédait une semblable. Coqdor leur murmura :

         – Attention ! Rappelez-vous mes leçons ! Notre homme (si je puis dire) ou ses compagnons, vont essayer de se servir du pouvoir de leur œil. Ne faiblissez pas, car c’est la mort !

         Brusquement, un vrombissement éclata, qui fit lever la tête aux Hobbals lumineux. Le Javelot apparaissait dans le ciel.

         Aussitôt, sur les rochers et sur la rive, plusieurs Hobbals disparurent.

         Ils s’éteignirent littéralement. Coqdor hurla.

         – Vite !

         Il bondit, lançant Râx d’un mouvement irrésistible. Un Hobbals, celui-là même qu’ils avaient visé, levait la tête et inspectait l’astronef. Ses compagnons continuaient de disparaître.

         Le Hobbals reçut un choc formidable sur les épaules. C’était Râx que Coqdor avait lancé par l’arrière, afin que le pstôr ne soit pas foudroyé par le regard du cyclope.

         Lui-même se ruait, le premier, faisant face pour maintenir l’attention de l’ennemi tout en bandant sa volonté pour parer l’assaut psychique.

         L’homme aux trois yeux, instinctivement, essayait d’abattre Coqdor et s’étonnait d’une telle résistance. Luddy et le marin arrivaient. Le cyclope ricana :

         – Zaiao !

         Il commençait à s’effacer quand les deux aiguilles des deux hommes, qui le frappaient en même temps, pénétrèrent dans sa chair qui allait devenir inconsistante.

         Matérialisé pour le travail nocturne, il s’effaçait en lançant un « Zaiao » ironique.

         Mais Coqdor, devant lui, voyait l’étrange spectacle.

         L’effet de la double piqûre était foudroyant et Luddy hurlait :

         – On a réussi ! Ca marche !

         Coqdor observait, un peu troublé, bien qu’il attendit ce résultat. Le corps en voie de désintégration était parcouru par un effet électrique rapide. Une partie du haut du corps (une aiguille dans l’épaule, l’autre en pleine poitrine) était matérialisée, alors que les membres inférieurs et la tête s’effaçaient.

         Le Hobbals se rematérialisa instantanément. Il eut une sorte d’éructation de fureur en constatant ce phénomène intempestif qui bouleversait son étonnante nature. Mais il prit le parti de se solidifier totalement, ne pouvant demeurer en état partiel.

         Coqdor se jetait sur lui et lui appliquait la main sur le front, pour masquer l’œil mortel. Rapidement, Luddy et le marin ligotaient le Hobbals, et lui ajustaient un bandeau, tout préparé, pour colmater la paupière pinéale.

         Le Hobbals était prisonnier, inoffensif, sans son regard de mort.

         Mais son corps, maintenant définitivement solide, avait perdu du coup sa luminosité.

        

        

        

        

 

 

 

 

        

CHAPITRE VI

        

         Le docteur Luddy Clark était parti de cette idée fort simple : on ne savait si les Hobbals existaient réellement, au sens général du terme. Mais, fussent-ils des fantômes, ils étaient visibles pendant un certain temps, et même, ils arrivaient à se solidifier relativement. Le coup qu’il avait reçu à la tempe l’attestait.

         N’aurait-on eu affaire qu’à une vision, cette vision était. Parce que tout ce qui est se trouve posséder un poids atomique, si infime soit-il. Pendant le stade où ils étaient réduits à des phénomènes lumineux, les Hobbals et les Syrrax étaient tangibles.

         Luddy Clark avait donc pensé agir sur les atomes qui ne pouvaient manquer de les composer. On lui avait bien objecté qu’après tout, il pouvait ne s’agir que de phantasmes engendrés par une force inconnue dans le cerveau des humains ; pareil fait s’était fréquemment rencontré dans le cosmos.

         Mais Luddy avait rejeté cette hypothèse.

         – Des visions relevant de l’hallucinatoire ne peuvent vous assommer, vous dérober des objets, ouvrir des coffres-forts nucléaires, ni tuer les gens en les fixant, fut-ce avec le troisième œil.

         Les scientifiques du Javelot, enthousiasmés par son exposé, avaient travaillé avec acharnement. L’un d’eux avait suggéré l’emploi de l’électrolyse. Maintenant, on arrivait à la liquéfaction de l’électricité. C’était une récente découverte des savants du système solaire. D’un fluide à l’autre on avait réussi la transmutation. À partir de là, les travaux avaient progressé à pas de géant, et on en était arrivé à fabriquer les sarbacanes-seringues avec lesquelles Luddy et le matelot du commando avaient réussi à solidifier le Hobbals auquel Coqdor faisait face, tandis que Râx lui pesait sur les épaules.

         Le corps à corps avait prouvé que l’homme était tangible, mais on avait pu également se rendre compte qu’il allait s’effacer à son gré.

         Malheureusement pour lui, la piqûre électrique, doublement pratiquée dans ce qu’on pouvait appeler son organisme provisoire, faisait un effet foudroyant et lui interdisait la fuite par désintégration.

         L’électrolyse spontanée l’imprégnait quasi instantanément et une ionisation rapide des atomes constituant sa nature inconnue se produisait. L’effacement devenait alors impossible, du moins dans une certaine portion de son organisme. Le Hobbals avait préféré rester. Et rester intégralement.

         Sans doute n’avait-il pas le choix. Les trois hommes l’avaient promptement ramené à la soucoupe, mis hors d’état de nuire. D’ailleurs, il ne se débattait pas.

         Pendant ce temps, le Javelot attaquait et les Hobbals s’étaient effacés. Coqdor et ses compagnons explorèrent les rives du lac et ne trouvèrent plus rien. Les mystérieux personnages, tout comme les outils qu’ils utilisaient, n’avaient pas laissé de traces.

         Pourtant, on pouvait constater qu’ils avaient commencé à attaquer les pierres les plus importantes du rivage et quelques îlots. C’était bien certain. Ils connaissaient l’existence de cette singulière carte céleste, et ils avaient tenté de la détruire ou de la saboter, afin qu’elle ne puisse servir de guide aux astronautes qui cherchaient la passe intergalactique.

         La soucoupe regagna l’astronef. Le Javelot fit du surplace au-dessus du lac. On le photographia, on le filma aux infrarouges, car il faisait encore nuit.

         Coqdor avait repéré le maelström, d’ailleurs de faible envergure, un simple trou formant tourbillon entre deux îlots de roche si parfaitement ronds, qu’on voyait bien qu’ils n’étaient pas l’œuvre de la nature, mais d’une volonté intelligente qui avait voulu donner le chemin du tunnel et de la galaxie suprême.

         Dès qu’on fut en possession des films et des clichés, le Javelot repartit. On laissait une pensée émue aux charmants peuples qui avaient accueilli les cosmonautes, et on dépêcha un message au gouverneur pour l’informer du résultat de la mission.

         Mais le jour venait, et les lunes pâlissaient. N’ayant plus rien à faire sur Hixxi, les cosmonautes reprenaient le chemin du ciel.

         Deux préoccupations les tenaillaient présentement, en dehors de la découverte de la frontière du monde et d’une lutte éventuelle contre les mystérieux Hobbals.

         D’abord, possesseurs de la carte secrète de la Galaxie 897, ils allaient pouvoir rechercher, dans cet univers-île, l’emplacement de l’entrée du fantastique tunnel.

         Ensuite, ils voulaient s’occuper un peu de leur prisonnier.

         Luddy Clark, lui, avait encore un autre sujet en tête. Mais il se devait de songer qu’avant de rejoindre Strya, il lui fallait penser à la science d’une part, au salut du cosmos d’autre part.

         En ce qui concernait le captif, cela n’alla pas tout seul.

         On voulut l’interroger, mais on constata qu’il était devenu en se solidifiant, d’une passivité surprenante. Bien qu’en temps normal les spectres luminescents, qu’ils fussent hobbals ou syrrax, semblent avoir la faculté de parler spontanément la langue de n’importe quel interlocuteur, celui-là était sourd à toute question. Insensible aussi, d’ailleurs.

         – Étrange, constata Luddy ; son épiderme devient très dur. D’autre part, on ne peut pas dire que cet individu soit constitué biologiquement.

         Les scientifiques avaient déshabillé le Hobbals. Apparemment, c’était un homme. Mais apparemment seulement. Toute radio se heurtait à une masse indurée dont la nature n’était guère analysable.

         – Un minéral !… Voilà ce que ça a donné !

         Le Hobbals, à l’origine, ne pouvait donc absolument pas être de constitution biologique, ainsi qu’on s’en était toujours douté. L’ionisation des photons et de la molécule inconnue permettant la matérialisation provisoire, avait provoqué un changement de poids atomique allant vers la pierre pure et simple.

         Maintenant, il fallait se rendre à l’évidence, il était mort. Ce n’était plus, en quelque sorte, qu’une statue. Un bloc inerte, figé dans une étrange forme de mort, et dont l’œil pinéal, envers lequel toute précaution était désormais superflue, ne foudroierait plus personne.

         Entre-temps, on avait constaté un autre phénomène. Les vêtements et l’armure qu’on lui avait retirés s’étaient solidifiés également, ce qui laissait entendre que l’ensemble était de même nature à l’origine. D’ailleurs, il était vraisemblable qu’on n’avait jamais affaire, avec les Syrrax et les Hobbals, qu’à des fantômes bien plus qu’à des êtres humains.

         Un homme de pierre, avec un vêtement de pierre, voilà ce qui restait de ce mystérieux cyclope venu de si loin, du bout du monde.

         Coqdor, pendant les premiers instants de sa captivité, avait de nouveau tenté de sonder psychiquement son cerveau. Mais le résultat avait été aussi décevant que la première fois.

         – Ces gens-là n’ont pas d’esprit à proprement parler. Pas de cerveau, alors ? Et pas d’âme ?

         Les organes ? Les viscères ? Tout n’était qu’un bloc minéral que la radio découvrait uniforme dans son ensemble et sans la moindre différenciation biologique permettant le fonctionnement physiologique.

         Luddy était bouleversé.

         – Bruno, dit-il à Coqdor, avec lequel il discutait ferme de ces mystères accumulés, les Hobbals, et sans doute les Syrrax, ne semblent pas être vraiment des humanoïdes…

         – Je m’en étais toujours douté, répondit le chevalier.

         – Ce ne sont que des phénomènes luminescents, d’origine énigmatique pour nous. Le résultat de l’électrolyse en injection nous en donne la preuve. Pourtant, il est incontestable qu’ils vivent.

         – Ou qu’ils paraissent vivre, Luddy.

         Luddy regarda son ami.

         – Et Strya ? Y songes-tu ?

         L’homme aux yeux verts lui sourit.

         – Oui, j’y pense. Autant que toi peut-être, sinon avec le même enthousiasme amoureux… Tu aimes cette… mettons : cette femme ?

         – Peux-tu en douter ? Je te l’ai dit, elle représente l’idéal dont je rêvais, et…

         – Oui, bel oiseau du cosmos, tu m’as dit tout cela.

         – Alors, s’énerva Luddy, comment pourrais-tu croire que je me sois épris d’autre chose que d’une femme réelle ? Strya existe. Oh ! je sais, tu vas me dire que si je l’avais soumise à la piqûre électrique, elle aussi se serait solidifiée, elle aussi ne serait plus qu’un bloc de pierre… Mais je penserais, moi, que ce ne serait qu’un simulacre de Strya, que la vraie, la femme que j’aime, que j’adorerai pour l’éternité, existe ailleurs…

         – Explique-toi.

         – Je veux dire que nous ne connaissons, des Hobbals et des Syrrax, que des fantômes, des projections psychotechniques émises par un procédé scientifique qui nous échappe. C’est un peu comme si nous nous battions avec des images de télévision et que, si elles étaient en relief, nous arrivions à les électrolyser et à modifier leur poids moléculaire.

         – Très juste. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait.

         – Seulement, Bruno, même si on détruit le poste, le sujet, l’original n’en existe pas moins. Le cyclope m’avait volé la photo de Strya ; est-ce pour cela que je dirai qu’il n’y a plus de Strya ?

         – Certes non. Tu penses que Strya-fantôme est venue te rendre visite à Bételgeuse VI, et que la vraie Strya t’attend quelque part vers la limite du monde, c’est bien cela ?

         Luddy saisit fougueusement les mains du chevalier.

         – Ah ! Coqdor… Tu comprends tout !

         – Je te suis, impétueux garçon. Sans doute as-tu raison et, pour une fois, je dois dire que la science et l’amour se complètent assez bien. Tu aimes et tu ne déraisonnes pas. Mieux encore, tu analyses d’étranges phénomènes. Voilà un fait assez rare pour que je prie le commodore Verga de le noter sur son livre de bord !

         – Moque-toi de moi, monstre aux yeux verts, misérable explorateur de cerveaux. Je sais que j’ai raison…

         – Et j’espère pour toi, pour nous tous, que c’est la vérité !

         Cependant, le Javelot, s’était rapidement éloigné de la planète Hixxi. Il s’agissait de découvrir, quelque part dans la Galaxie 897, la disposition particulière des planètes et des soleils conduisant à l’orifice du grand tunnel au point correspondant sur le lac de Hixxi, au tourbillon repéré par Coqdor.

         Comme on ne savait absolument pas sous quel azimut il fallait être placé pour découvrir l’ensemble de la constellation, on tâtonna quelque peu. Le gouverneur de Hixxi, alerté par sidérotélé, les guidait de son mieux en leur envoyant toutes les cartes connues relevées dans son secteur ou provenant des planètes, voire des systèmes voisins.

         À bord du Javelot, on recommença à s’énerver. Jusqu’alors, l’expédition n’était pas un succès. Le seul Hobbals fait prisonnier s’était changé en pierre et les clichés avaient été dérobés sans qu’on ait pu les récupérer.

         Si maintenant on perdait des mois à chercher où pouvait se trouver la constellation reproduite par l’archipel du petit lac, du temps s’écoulerait que les Hobbals pourraient mettre à profit pour parachever leur invasion, si toutefois tel était leur but.

         Le gouverneur de Hixxi pouvait confirmer : nul astronef inconnu n’avait reparu. Aucun message n’émanant d’aucune galaxie ne signalait des êtres ou des navires luminescents.

         – Nous avons donc le temps, assurait Coqdor.

         – Mais si la constellation que nous cherchons et l’entrée du tunnel sont à des années de lumière d’ici ? Nous ne pourrons nous y rendre que dans la mesure où nous en connaîtrons l’emplacement…

         Le chevalier espérait ferme.

         – Non, disait-il ; si la carte a été établie sur Hixxi, c’est que le tunnel n’est pas tellement éloigné de la planète. Sinon dans le même système, du moins dans une constellation, voire dans un système tout proche.

         Coqdor avait raison. Lui-même travaillait médiumniquement et il avait l’impression que le point cherché était – relativement – proche des lieux où croisait le cosmaviso.

         Et puis Spao, qui passait toutes ses heures dans le poste d’astronomie, presque sans manger et dormir, finit par découvrir, à force de s’user les yeux à sonder le ciel, une constellation qui lui parut ressembler étrangement à la configuration relevée sur le lac et que naturellement, il savait par cœur.

         Ce groupe de six étoiles !… Ces petits soleils en chapelet !… Cette étoile de première grandeur, irradiant comme un flambeau !… Enfin, et c’était le plus important, deux étoiles de magnitude six, relativement éloignées l’une de l’autre et entre lesquelles on ne voyait rien. Absolument rien ! Un immense espace de vide, mais incroyablement noir et ne laissant filtrer la lumière d’aucun astre si infime, si éloigné fût-il !

         Le Vénusien avait cru, tant de fois, découvrir la bonne piste qu’il n’osait pas, qu’il ne voulait pas croire à la réussite. Il regarda encore, vérifia, reprit ses observations, compara avec une carte de l’archipel de Hixxi pour se convaincre.

         Enfin, il appela ses adjoints qui confirmèrent et l’astronome vénusien put, alors, alerter le commodore Verga.

         La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à bord du cosmaviso. Coqdor et Luddy Clark bondirent à la cabine d’astronomie. Les uns après les autres, ils regardèrent et, extasiés, reconnurent la constellation reproduisant exactement dans le ciel la configuration des îlots de l’archipel. On pouvait même constater que les rochers du rivage du lac correspondaient aux étoiles marquant ce qu’on eût appelé : la frontière de la constellation, elle-même incluse dans la Galaxie 897, donc relativement proche.

         L’astronavigraphe électronique fut mis en route et commença ses calculs. Il fut démontré qu’avec une plongée subspatiale entre les deux constellations, on y serait très rapidement.

         Verga fit mettre le Javelot en état pour la submersion spatiale. Et Luddy Clark, auprès de Coqdor, continuait à sonder le ciel des yeux.

         – C’est là ! Dans cette étendue noire, profonde comme la mort, s’ouvre le grand tunnel ! On le franchit et…

         – Et on arrive jusqu’à Strya ! dit Coqdor en riant. Tu es écervelé comme les petits toutous de notre vieille Terre, Luddy. Il est vrai qu’il n’y aura plus, alors, qu’un petit bond… cent milliards d’années… Qu’est cela pour un amoureux ?

         Un signal résonna à travers l’astronef. Chacun devait regagner sa cabine, s’étendre sur sa couchette. Un gaz spécial répandu alors à travers le navire plongerait les hommes dans une léthargie provisoire. Le commodore, le dernier, déclencherait le mécanisme de plongée. Et l’astronef serait transporté d’un point en l’autre du cosmos.

         Si tout allait bien…

         Car, dans le cas contraire, les pires accidents étaient à craindre, allant jusqu’à la destruction totale de l’expédition.

         Mais ceux du Javelot étaient des soldats de l’Espace. Nul ne reculait devant les terribles éventualités du voyage interstellaire et même intergalactique. Celui qu’ils avaient entrepris semblait devoir être plus encore, si vraiment on allait jusqu’à la limite de l’univers !

         La plongée parut s’effectuer normalement.

         Tous avaient été neutralisés dans l’hypersommeil indispensable, pendant que l’astronef, transformé en gyroscope, tournait sur lui-même à la vitesse de la lumière et, la dépassant pendant un bref instant, atteignait à la masse infinie hors Univers. N’étant plus qu’un point extra-dimensionnel sous l’impulsion des pilotes-robots convenablement réglés à l’avance, il passait d’un point en l’autre, de la position initiale à celle choisie comme étant le but.

         Automatiquement, Verga, son équipage et ses passagers s’éveillèrent.

         Du premier coup d’œil, par les hublots, ils virent qu’ils avaient changé le monde. Des astres nouveaux, des soleils inédits flambaient autour d’eux. Mais déjà, à bord, quelqu’un était saisi de fébrilité. Spao, qui s’était précipité vers ses appareils astronomiques, examinait l’aspect des étoiles parmi lesquelles naviguait à présent le Javelot.

         Il pensait pouvoir reconnaître tout de suite la constellation mystérieuse, repérée depuis Hixxi, d’après la carte-archipel.

         Or il n’y comprenait plus rien. Autour de lui, des soleils immenses d’une incroyable beauté jaillissaient des profondeurs de l’espace. Jamais le Vénusien, accoutumé dès son jeune âge à la contemplation et à l’étude du champ infini des astres n’avait assisté à pareille féerie.

         C’était merveilleusement beau. Mais c’était trop beau.

         Il y avait trop de soleils et, nulle part, on ne pouvait se reconnaître ni repérer l’entrée du tunnel car les deux soleils géants qui en indiquaient l’entrée se perdaient parmi des dizaines et des dizaines d’étoiles, tout aussi magnifiques.